Jung a posé et développé ce concept de "part d'ombre" dans la personnalité humaine. Il s'agit d'une partie cachée de notre inconscient, un contrepoint à notre moi conscient. S'il n'est pas forcément toute négativité, il est refusé à notre propre regard, in-conforme à ce que l'on se reconnaît comme "persona", ce dont on s'affiche au monde. Nier cette part d'ombre est lui conférer plus de force encore, car ce à quoi je résiste persiste, disait C.G. Jung. L'accueillir, non seulement réduit son impact mais nous révèle d'autres forces et qualités cachées, ensachées au cœur de nous-même. Dés lors, il devient même possible de s'en servir, voire de s'en faire un atout.
Le premier pas est donc d'accueillir, et de reconnaître cette part d'ombre comme une réalité en soi, une partie intégrante et prenante des actions que l'on pose, et que l'on tente de réaliser, voire à notre insu. Le second sera d'en faire quelque chose !... Pour ma part, j'ai longuement combattu son émergence jusqu'au jour où ... je l'ai croisée dans la rue. Et puis, j'ai trouvé des choses à redire sur le monde et les gens qui le peuplent. A l'écoute de l'analyse junguienne, tout un chacun, je voyais et reprochais à l'extérieur ce que je n'aimais pas de moi-même dans mon fort intérieur.
Oui, je me pensais faire partie de ceux qui se sont dotés avec courage et détermination d'une intelligence approfondie, aiguisée. Je me voyais être de ceux qui y travaillent et qui sont forcément "très prés de la vérité", qui en ont découvert, voire inventé le chemin. Oui, de ce fait, j'étais de ces êtres, avouons le, pas vraiment faciles à vivre.
C'est en effet un défaut profond, handicapant pour comprendre clairement les gens, les autres et le monde, ce que pourtant je prétendais faire communément avec une certaine lucidité, directement et simplement. J'ai depuis lâché prise à partir d'un certain seuil. Cependant, jamais très sûr de ma "légitimité" ou peu enclin à m'investir davantage dans un "univers" qui ne me "calcule" pas, je préférais prendre des fonctions de collaborateur, de suiveur plutôt que de leaders (où je me suis pourtant souvent retrouvé). Je développais une obsession au travail pour atteindre le Graal de la connaissance, voir et comprendre. Je révélais depuis l'enfance l'obsession d'avoir clairement vu le monde et j'en étais objectivement convaincu, au point de me penser, depuis mes sensations personnelles, avoir raison. Ce n'était pas en le répétant à tout va que j'atteignais une certaine dite "vérité", mais pour de bon par le travail et l'observation, l'analyse critique et une réflexion raisonnable fondée aussi sur une certaine intuition.
Ce n'est pas que je n'aime pas avoir tort, loin de là. Je me ravise assez vite, la plupart du temps, par profonde conscience de n'être qu'une parcelle de l'humanité. Mais avoir tort pourrait signifier que je ne me situerais pas parmi les meilleurs, par manque de tels ou tels éléments de preuve, arguments, ou conditions de vérité.
Mais le plus insupportable n'est pas là. Il réside dans une forme de sensibilité exacerbée où je ressent les postures, les réalités, les affects et les sensations de bien des personnes et cette perception constante me fatigue. D'autant que je ne peux pas me permettre de réagir au risque de paraitre trop intrusif, et souvent voire décalé.
Par ailleurs, ce n'est pas que je n'aime pas avoir tort, loin de là. Je me ravise assez vite, la plupart du temps, par profonde conscience de n'être qu'une parcelle de l'humanité. Mais avoir tord pourrait signifier que je ne baignerais pas dans les meilleurs éléments de preuve, avec les bons arguments, que je ne ressentirais pas ce qui est, ni les conditions de vérité. Cependant, j'ai parfois le sentiment que ceci est totalement impossible, voire stupide, d'où certainement cette perte d'assurance de soi, une sorte de syndrome de l'imposteur. Mais il y a là certainement aussi quelque chose du fruit de mon histoire profonde.
Dyslexique et à cause de certaines conséquences funestes de cette particularité, accusé par des membres de mon entourage de fainéantise aigue, mais lucide que ce dit handicap témoigne d'une certaine agilité à déconstruire et reconstruire le réel, je décidais pour m'en délivrer de m'en faire un atout. J'étais donc devenu un assidu non reconnu de la recherche compréhensive et cette situation aussi me blessait au fond de moi. Mais ce n'est pas tout.
Etant le plus jeune d'un grande fratrie, chaque fois que je réussissais quelque chose, c'était toujours après les succès de mes sept frères et sœurs. Sur ce terrain, mes "réussites" n'émouvaient plus personne. D'autant que certaines compréhensions du réel (comme "lire" la vie passée ou future de mes interlocuteurs) n'étaient ni perçues ni même remarquées. Mes succès n'en étaient donc pas. Savoir faire du vélo, passer et réussir le BEPC, passer et réussir le baccalauréat, passer et réussir le permis de conduire, trouver et prendre un chemin de vie singulier, n'étaient que passer par des seuils obligés et convenus, de simples rites de passage.
C'était à chaque fois un passage vers un groupe d'adoubés. Cela étant, c'était aussi, en cas d'échec, le risque d'être “exclu du clan”, et de devenir quelque chose de l'ordre du “paria”. Il n'y avait donc là jamais aucune performance, juste une sorte de "régularisation qu'il ne me fallait pas manquer", au risque d'une disqualification, voire même, pire encore, d'une déchéance. Certes, la pression était forte. C'est ainsi que je l'ai vécue. C'est du moins ce que je ressentais.
Je ne "connaissais" donc aucune célébration de succès, juste une normalisation, un ordinaire. Ceci aurait pu développer en moi un sentiment d'appartenance, d'être du bon côté, dans la "bonne caste". Il eût fallu pour cela que quelques rituels de reconnaissance me soient prodigués, et c'était loin d'être le cas. Cette situation avait plutôt développé en moi ce sentiment d'être infime, sinon infirme, écrasé, fondu dans la masse et la normalité. Tout ce que je vivais m'était retourné comme étant sans relief, sans originalité ni singularité… Je me trouvais en quelque sorte, “condamné à vie” à ne pas “être”, ni même reconnu, et qu'il me fallait combattre contre moi-même pour surnager.
J'ai aussi gardé de cette période une certaine sensation d'impuissance, de faiblesse, voire d'incapacité à “faire”. Un sentiment certainement alimenté par d'autres vécus, d'autres blessures que peut-être je m'infligeais à moi-même. Je me réfugiais donc dans quelques rêves et développais deux tendances, l’une propre à l'alliance, l'autre à la création. La première option consistait d'une part à m'allier, pour être plus fort et ne pas disparaître, cela consistait à rejoindre un référent. Cette première phase me permettait de me sentir protégé, sécurisé et, paradoxalement, plus libre. Mais il me fallait aussi, d'autre part, créer, afin, [enfin] de disposer d’une identité et de me sentir singulier.
J'ai parfois recherché la connivence avec des groupes sociaux réputés majeurs et significatifs. Ils devaient toutefois être suffisamment puissants de surcroît, pour que je m'y trouve, et m'y retrouve. Mais ils devaient aussi être suffisamment réduits pour que je n'y voie pas l'obligation de réussir quoi que ce soit mais reconnu a priori pour ce que je suis déjà. Je ne devais pas me sentir obligé. Il ne fallait pas non plus que je me sente contraint de gravir des marches, ou degrés, (d'ailleurs, s'il y en avait, je répugnais à le faire et modifiais mon parcours).
Ainsi, je préférais me créer mes propres groupes sociaux et préserver ainsi ma liberté, tout en construisant quelques éléments de puissance et de capacité à réaliser. C'est ainsi que je participais à la création d'un "cercle de poètes indépendants" fait de créateurs originaux, voire marginaux. J'en devins même un temps le président… A ces moments, la soumission et l'adhésion à une idéologie, une pensée ou un leadership, m'apparaissaient comme une régression. L'obéissance m'apparaissait comme une soumission et il n'en était aucunement question. Je me révélais donc libertaire.
Dans ces conditions, je trouvais la louange toujours suspecte. Je répugnais également à apparaître trop “en avant” et mis en lumière. C'est ainsi que je pris une carte syndicale, sans souhaiter y faire carrière ni prendre de responsabilités. J'entrais ensuite dans le parti radical de gauche, d'ailleurs emmené par un ami dont j'ai compris qu'il m'utilisait à cette occasion. Et là, je me retrouvais bientôt conseiller national, membre de l'atelier, [l'organe pensant du parti]. Je côtoyais des élus que je n'enviais pas... Je participais en toute indépendance à des groupes puissants de réflexion sans m'en satisfaire, ni m'y soumettre.
Je persistais à développer une posture radicale d'honnêteté absolue, fidèle à un idéal humaniste qu'il me semblait que nous devions défendre et porter haut. J'usais de ma position de "penseur" pour "dicter" le juste et le bien, et puis canaliser les comportements des aspirants aux pouvoirs. Dès que les stratégies politiciennes m'apparurent dominantes, je démissionnais. De fait, chaque fois que les divergences devenaient conflictuelles, je m'éloignais, me faisais de plus en plus discret, puis je disparaissais. J'ai traversé plusieurs groupes sociaux qui “affirmaient” la vérité, plus qu'ils ne la cherchaient, comme pourtant, ils le prétendaient.
Ainsi, libertaire au fond de moi, je répugnais à côtoyer les postures torves, animées par la cupidité associée au goût d'intérêts personnels. Mon ombre était habitée par les modèles de Proudhon, Bakounine, Malatesta ou Stirner, ceux qui pensaient justement, par eux-mêmes, sans obéissance ni soumission à qui ou à quoi que ce soit. Sans compromission aucune, l'adage "ni dieu ni maître" m'occupait pleinement. C'était là un “aspect essentiel” de mon ombre, et elle m'habite toujours. Comme j'aime à le dire, quand je m'engage quelque part, même si je ne laisse jamais un pied dehors, je garde toujours une main sur la portière. Vivre des trahisons, assister à des compromissions, m'ont toujours maintenu dans cette posture prudente et résolue.
Intègre sans concession, quitte à en être "chiant", je reste un "légaliste" aussi soucieux des règles sociales que j'ai pu faire miennes que de mes propres obsessions comportementales et idéelles. Un radical au sens le plus profond du terme, toujours en étude. Je reconnais ici, sans détour, avoir été parfois un peu entêté...
Un entêté, doté d'un caractère “prudent” qui évite la trop forte lumière : j'ai pu, ainsi, tout au long de ma vie, m'opposer à tout ce et ceux qui ne me paraissaient ni intègres, ni réfléchis, ni fidèles à leur propre pensée ou convictions. Mal m'en a pris, souvent, mais je n'ai jamais dévié ni lâché : histoire de convictions et d'honnêteté intellectuelle, je revenais toujours à cette posture radicale ! Plutôt être seul que souillé. Je me souviens avoir déclaré droit dans les yeux à l'abri des regards, à une de mes responsables fort séduisante et qui en usait : "On ne manage pas en faisant crisser les bas nylons..." Je l'ai payé cher... Voilà l'entêté focalisé sur sa raison d'être, celle de l'utilité sociétale. Bref, habitué à ce type d'agissement, j'étais "l'emmerdeur de service” .
Ce que j'abhorrais au plus haut point était la faiblesse, la soumission et la compromission. Je devais effectivement m'en sentir coupables, voire capable. Bien que je m'en eu voulu, j'acceptais peu à peu de mes faiblesses, à mon corp défendant, de parfois ne pas "relever le gant''...
Toutefois, en termes d'ombre, ce n'est pas tout... Comme j'aime les gens (par lesquels nous sommes) et le travail bien fait (par lequel nous reflétons), j'ai parfois la sensation de me faire avoir, de me faire duper. Dans cet impossible compromis entre bienveillance et rigueur, je me reprochais autant mon trop de souplesse dans l'acceptation du monde que mon rigorisme dans les pratiques que je savais être une barrière relationnelle. Bref, je manquais de souplesse...
Et donc, comme dans un soucis d'exister personnellement, j'ai par ailleurs poursuivi et développé un chemin créatif, écrivant mes propres chansons, des nouvelles, des textes d'analyse et d'opinion, des ouvrages de réflexion et quelques essais. Il fallait que je sois à la hauteur du "monde" que j'habitais. Si d'autres étaient auteurs et compositeurs, je me devais aussi de faire montre de ces capacités là, et, tant qu'à faire, de le bien faire, voire brillamment peut-être (j'ai même suscité des vocations autour de moi). Je me suis attelé à travailler mes écrits sans relâche, tout en m'y associant des compétences d'amis pour combler quelques lacunes. L'objectif était de faire disparaître lesdites lacunes au regard,... que ce soit le mien ou celui d'autrui. Ainsi je faisais de ma dyslexie un atout. Bref, je devenais quelque peu "chiant"...
J'avais bien compris, de surcroît, qu'écrire était un fabuleux moyen pour développer ma pensée, ma réflexion. Ecrire se situait dans le droit chemin de mes convictions de liberté de penser, voire d'être. Je me suis mis à pratiquer de cette façon, à la seule condition que ce “produit” soit juste. Socialement, je n'hésitais pas à remettre en cause les projets et les acteurs. J'ai bien compris, dans ces conditions, que le travail n'avait guère de limites. Concomitamment, je comprenais bien que le procédé comportait bien des avantages dans une démarche de progrès, quelle qu'elle soit. En même temps, je me rendais bien compte que je gênais et dérangeais quelque peu...
Longtemps j'ai voulu que le “vrai” émerge et qu'il soit seul à être reconnu, comme une boussole sociale. Et puis j'ai compris, sur la durée, au fur et à mesure, que le vrai avait son propre chemin… par l'escalier. Depuis, en stoïcien (une personnalité que je me suis peu à peu construite), j'aspire davantage à rester en paix, plutôt qu'à avoir raison !... Désormais, j'écoute davantage, alors qu'auparavant, je voulais surtout convaincre. À aimer les gens et le travail bien fait, je préfère, pour y parvenir, emprunter peut-être des chemins de traverse,… d'abord comprendre, et ensuite me laisser aller à agir. J'ai donc appris le silence, le lâcher prise et la primeur du pas de côté, celui que l'on indique comme étant "l'art de la muléta".
Pas forcément très sûr de moi, mais convaincu, comme si la "vérité" m'était extérieure, j'ai donc fini par regarder cette ombre en face, par me dire qu'elle était là et qu'elle m'habillait. Depuis elle m'accompagne. Et, loin d'avoir peur d'elle ou de m'en sentir encore et encore victime, elle m'indique plutôt des passages, des chemins de traverse. Ce sont autant d’hypothèses de modes de faire !… Mais cela me permet et promet aussi d'autres postures possibles, et de tout ça, “je suis”, enfin !… Cette réflexion sur l'action, sur mon action, constitue une sorte de testament spirituel, au terme d'une analyse approfondie, susceptible de servir “l'Autre” (je savais bien que nous reparlerions de “Vie Sociale”...).

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