J'ai bien souvent été questionné sur l'essentiel de la méditation, de la contemplation, de l'altruisme, et de la fraternité. Bien de mes interlocuteurs voulaient savoir comment les “apprendre”. L'argument vaut pour beaucoup d'autres objets. Le but de mes interlocuteurs semblait correspondre à une description de l'objet de type méthode, peut-être pour avoir une approche pratique du “comment”. Ils paraissaient attendre plutôt un mode opératoire, un manuel d'utilisation, une notice avec documentation et mode d'emploi. Mais l'apprentissage de technique ne vaut que par la pratique, pas par les mots qui les disent ni par les images qui en montrent des étapes. Ici, le fait de concevoir implique des “sensations”. Il ne s'agit pas d'une approche intellectuelle mais d'une connaissance pratique. Je me souviens de cette réponse de Don Juan, sorcier Yaki, à l'anthropologue Carlos Castaneda : "Je ne saurai pas te raconter le Peyotl, mais je peux t'initier !"
Il en va en effet de l'apprentissage de n'importe quel usage ou activité, comme l'apprentissage du vélo : cela passe seulement et simplement par la pratique. En effet on pourrait parler des heures de la construction du cadre, des règles physiques utilisées pour le rigidifier, de la résistance des matériaux, de la torsion des barres, des lois de la gravitation et de celles de l'équilibre ou du balancier. On pourrait également évoquer la fonction de la vitesse dans la réalisation et le maintien de cet équilibre. Le principe de la roue à rayon permettant un réglage fin de l'équidistance de tout le bord au moyeu, pourrait aussi être développé, tout comme l’indispensable utilité, de l'amorti du pneu à chambre à air,... on pourrait aussi parler du principe des freins à mâchoires, ou des tampons commandés par câbles, etc... J'aurais beau connaître tout cela, sans pour autant savoir faire du vélo.
J'aurais beau regarder passer le voisin sur sa bicyclette, regarder passer le tour de France, lire les journaux spécialisés, les prospectus publicitaires des différents modèles et des différentes marques, je ne saurais toujours pas faire du vélo. Seule la pratique, parfois accompagnée, me permettra de savoir commencer à pratiquer. Je crois que c'est ce que nous avons tous vécu avec le vélo. C'est ce qu'a vécu Carlos Castaneda pour tirer le meilleur du Peyotl. Il en va de même pour la méditation, la contemplation, l'amour ou la fraternité et tant d'autres pratiques. Tant que je n’aurai pas ce vécu irremplaçable, je ne connaîtrai pas la “pratique”. Seule l'immersion m'en donnera le goût. L'apprentissage nécessite plus de sensations que de mots.
Quand les gens me demandaient quel était l'essentiel en matière de management, je leur répondais : "Aimer les gens et le travail bien fait “. Ceci les renvoyait à deux notions qu'ils étaient susceptibles d'avoir ressenties dans leur histoire, et au fond d'eux-mêmes : l'amour et le bien. Ceci les renvoyait à leur propre vécu. En l’espèce, la parole n'a que ce maigre pouvoir : réveiller quelques mémoires.
Ce n'est là qu'un point de départ. Lorsque, par exemple, vous vous trouvez un peu perdu quelque part, vous demandez votre chemin. Le quidam interrogé vous répond en fonction de votre connaissance des lieux, des bâtiments, des marques de magasins, ou de configurations citadines. Il arrive même qu'il vous questionne avant de répondre. Ainsi il peut vous indiquer qu'au carrefour vous irez... sur la place, après la boulangerie, avant la supérette... etc. Si l'interlocuteur vous indique que c'est après la rue Jean Jaurès, vous lui précisez alors que vous n'êtes pas d'ici et que cette rue vous est totalement étrangère. Et si par ailleurs, le mot "janjorès" ne vous dit rien, ce sera un peu plus compliqué encore... Les mots ne servent qu'adossés à quelques expériences sensorielles, à une connaissance culturelle minimale partagée, commune et expérimentée, et plus généralement à un contexte “connu ou reconnu”.
En revanche, si le passant vous dit : "Suivez-moi ! J'y vais." alors vous entrez en accompagnement, en apprentissage pratique. Arrivé à destination, vous le remerciez gentiment, ou chaleureusement selon votre cœur et votre coutume. Pour le reste, il faudra pratiquer et convoquer vos capacités cognitives, votre vécu, la collection des sensations emmagasinées, etc.
Je me souviens bien des premiers jours où, juste débarqué à Paris depuis mon sud ouest natal, je prenais le métro pour les premières fois. Je saluais les gens assis qui ne me répondaient pas et me regardaient bizarrement, peut être avec méfiance, sinon défiance.
Ailleurs, je me souviens bien comment mon père m'apprenait à jardiner, les pieds dans la gadoue, la tête dans les étoiles. Il me revient aussi ces moments d'apprentissage de la guitare, ces partages entre copains guitaristes et autres musiciens. En afro-jazz, je venais demander aux collègues, mon saxophone en bandoulière : "Comment tu le joues ?" Immanquablement nous ne parlions pas et nous jouions ensemble. Il n'y avait plus qu'à imiter et “recopier”. Imiter, et copier, c'est bien ce que nous faisions, enfants, avec les métiers, et en fonction des “grands”. L'imagination joue là un grand rôle. C'est même une fonction essentielle ! Mais revenons à notre apprentissage du vélo. Oui, j'en ai déjà parlé. Voilà ce que je disais en février 21 à propos de la méditation versus l'apprentissage du vélo, "Méditer c'est comme faire du vélo" :
1 - C'est d'abord pratiquer pour savoir en faire. Il s'agit de comprendre et savoir, en passant par les sensations.
2 - C'est aussi comprendre la finalité en pratiquant. Par exemple, on peut vouloir apprendre à faire du vélo pour aller à l'école ou parce qu'on l'a vu faire, ou encore, faire comme sa grande sœur ou le voisin d'en face. Ensuite ce sera peut-être pour développer sa pratique, en termes de sensations… ou encore pour faire des balades, des voyages, ou même participer à des compétitions. C'est le parcours dans la discipline qui est l'élément directeur. Méditer me semble du même ordre.
3 - C'est encore changer sa vie, ses perceptions, ses objectifs par la pratique. Celle-ci laisse apparaître et expérimenter de nouvelles potentialités, découvrir un autre monde et, à partir de là, élargir ses connaissances.
De fait, il n'y a pas de méthode universelle, obligée, indispensable ou incontournable. Il n'y a pas de chemin exclusif. Il n'y a pas de raccourcis, ni de voies rapides. C'est comme la réflexion, c'est la pratique qui permet le “grandissement” et "l'expertise". C'est sur la longueur que la réalité s'ouvre. La méditation n'est pas une pilule magique, ni une réalité intellectuelle. Comme toute pratique, elle est aussi "affaire d'usages". Elle est un chemin, et elle ne saurait se trouver réduite ni à un but, ni à un véhicule. Le véhicule, c'est vous.
Il ne s'agit pas de "faire le silence" en soi, ni de taire ou chasser ses pensées. C'est comme si l'on voulait arrêter son cœur ou les vagues de la mer. Ce serait absurde. Il s'agit juste de les regarder, de les observer, de les contempler, de les "com-prendre", et de s'en imprégner pour mieux s'en détacher, puis de les laisser passer comme les nuages dans le ciel, comme les voitures qui se déplacent sur la route, comme les poules qui la traversent...
Apprendre, consiste à attraper dans son vécu, des sensations qui font de la nouvelle réalité expérimentée une connaissance singulière. J'accroche “le nouveau”, sur ce que je connais déjà. (Il s'agit de l'ancrage comme le nommait Serge Moscovici). Je n'accroche pas le "nouveau" sur ce que je "sais" car je risquerais de tout perdre d'un coup. L'accroche serait trop précaire, voire inconsistante. J'accroche en similitude et en association symbolique.
Ensuite, je le nomme et j'en fais ainsi un objet nouveau (c'est là l'objectisation toujours selon le même Serge Moscovici). Aristote disait qu'apprendre c'est se souvenir, car au fond de soi, précisait-il, se trouvent l'univers et les dieux, et donc l'accès à ce que l'on appelle "conscience universelle".
Il va être difficile d'aller plus loin dans les mots pour développer quelque chose qui passe d'abord et simplement par la sensation. Rappelez vous de ces moments où vous avez expérimenté une pratique nouvelle et regardez combien les mots ne servent pas à grand chose, sinon à encourager, réconforter, ou accompagner... Souvenez-vous combien la joie vous a submergé, quand vous y êtes arrivé, peut-être même avez vous crié ! Et depuis, ce moment marquant est et reste une source de joie, peut-être de fierté, ou de renforcement de soi.
On a beau expliquer, raconter, ce n'est pas comme cela que nous changeons nos pratiques. Seule la fable, le mythe ou la légende, la petite histoire, cette parabole dont usaient les enseignants grecs, peuvent avoir une résonance dans nos vécus via l'imaginaire et nos représentations. Ces pratiques sensitives convoquent des connaissances utiles, établissent des liens nouveaux entre les différentes approches. Alors, oui, l'apprentissage constitue bien une riche expérience. Elle mérite assurément d'être développée, par et pour l'apprenti que nous sommes.
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