Après l'approche sur la construction de l'identité sociale, il paraît utile d'approfondir le champ du religieux. Sociologiquement, me semble-t-il, il y a encore beaucoup à dire. Ce dont on parle, sous le vocable de religieux, relève de caractéristiques philosophiques, morales, structurelles et organisationnelles. Derrière cette appellation, on retrouve la présence de convictions d'éléments dogmatiques et de croyances en rapport avec le "réel" qui les sous-tend. Le religieux ne relèverait donc pas d'un "réel absolu" mais d'une conviction de réalité partagée. On retrouve ici des représentations communes du monde : elles sont de l'ordre de la croyance, de récits et de la conviction, hors de toutes rationalités (du moins que la rationalité n'explique pas et dont elle est écartée). Il existe deux origines étymologiques et latines à ce mot "religion" : elles me semblent tout à fait légitimes l'une et l'autre tout en témoignant de postures distinctes qu'il me semble voir se succéder dans le fait religieux.
Les termes sont ceux de "religerer", la relecture du réel, et "relegarer", la reliance des personnes sous une même "vérité" relue communautairement comme vu précédemment. Effectivement, comme le dit très justement Carl G. Jung, il y a dans le fait religieux quelque chose de l'expérience numineuse, et donc d'un rapport à une existence divine qui sidère et ravive à la fois. Ainsi il faudra des mots pour le dire afin que le message soit partagé, échangé, considéré et assimilé. Le "religerer" est donc bien ici une relecture du numineux qui "dit" le monde sous un regard singulier.
Je repense à la naissance du christianisme, par exemple, qui se retrouve autour du fait que le "royaume des cieux" est en chacune des personnes. C'est donc une "loi" qui régit leur réalité. Elle est celle de l'amour universel. Je ne crois pas trop me tromper si l'on relit les textes des évangiles comme le sermon sur la montagne, par exemple. Le soucis politique que pose cette nouvelle religion, cette nouvelle relecture du réel, est que cette vision du réel exonère le praticien de toute obéissance et soumission à tout pouvoir temporel, extérieur à soi-même et au groupe des fidèles. Pour cela cette petite religion fut fortement combattue et ses adeptes persécutés dans la mesure où elle représentait une menace pour les ordres temporels établis.
Cela dura jusqu'à ce que - nécessité oblige - l'empereur Constantin voulut trouver une religion suffisamment porteuse de sens pour refaire une cohésion de l'empire romain décadent. Il se tourna alors vers cette petite religion, à laquelle il ne se convertira d'ailleurs que sur son lit de mort. Il s'appuya sur la conception d'un certain Saul de Tarse - dit Saint Paul par la suite -lequel n'a d'ailleurs jamais rencontré Joshua, dit Jésus. On suppose aussi que Saul de Tarse était maladif, impuissant et complexé. C'est cet état réputé morbide qui aurait été à l'origine (voire le fondement) de la substitution de l'amour et du partage, centraux dans les propos du fameux Jésus, par la glorification de la souffrance et la rédemption par celle-ci. L'être n'est plus un fils de dieu porteur actif du temple intérieur mais un pécheur à "sauver", en besoin de rédemption pour qu'il puisse connaître une éternité heureuse. Je n'irai pas plus loin dans l'analyse de cette mutation, respectant les croyances de chacune et de chacun. D'autres recherches ont déjà analysé et développé ce point de vue.
Qu'avons nous donc perdu de l'essentiel du propos de Joshua ? Nous savons de cette doctrine à son origine, comme dans les sagesses orientales et anciennes, que "la gratitude est la richesse et la plainte est la pauvreté". Nous comprenons aussi que la finalité de l'univers qui est aussi son outil de réalisation, est l'amour sincère, profond et inconditionnel de soi-même et de tous (puisque chacun est relié à tous et à tout). Le pardon y est un cadeau que l'on se fait à soi-même pour que continue l'amour. Compassion et altruisme sont les valeurs sociales du monde meilleur à venir. La bonté sera notre premier pas. Voilà qui est bien loin de la religion paulienne de Constantin...
Dès lors, à la constitution de cette religion de la croix, la finalité fut de rassembler les peuples obéissants autour de Rome. Lors du concile de Nicée, les docteurs et prélats retenus et convoqués posèrent les dogmes et les textes sacrés de la nouvelle religion. Ici, c'est l'étymologie du "relegarer", du relier et rassembler sous l'effigie de la croix, de la primeur à la souffrance et d'une morale d'obéissance et de soumission qui émerge. Il s'agit de l'encadrement de fidèles autour de dogmes et textes sacrés qui fondent dès lors la religion. L'objectif de Constantin était de "faire peuple". Ainsi, les textes fondateurs sont triés et ne sont conservés que ceux compatibles avec la doctrine de Saul de Tarse, celle de l'obéissance et de la soumission aux dogmes de croyance, bien plus adaptés au projet politique de Constantin. Ces prélats eurent l'intention de détruire tous les textes désormais dits apocryphes, comme les évangiles de Judas, Thomas, Marie ou Nicodème. Il faudra attendre les découvertes archéologiques récentes de Qumran et de Nag-Ammadi pour en avoir une connaissance réelle.
Si ce récit historique se révèle réel, voire vrai, alors, cet exemple montrerait que dans un mouvement de création, la religion se construit sur un lecture singulière du réel. Elle apporte du sens et produit les symboles qui le portent. Ensuite, dans un mouvement de conservation, on perçoit que la religion se figerait dans les formes et les pratiques comme les tabous et les totems, les obligations et les interdits. Ils ont vocation à cadrer les comportements sociaux des sujets-disciples autour de représentations dogmatiques communes. "Quand le sel s'affadit", la religion passe du "religere" au "relegare", du montré aux contraintes, du dit à l'interdit, du "donner du sens au réel" à "l'agitation du risque de la perte et de l'exclusion". D'aucun pensent ces processus concomitants. Je ne connais pas réellement leurs raisons.
Mais l'humain a besoin de sens, et donc de croire car c'est le langage qui l'installe dans ce phénomène psychique. C'est là toute la part du symbole. La personne humaine a besoin de "savoir le sens d'elle-même ici, du monde et de leur devenir", afin qu'elle puisse s'émanciper du processus de "l'avoir", celui qui, justement, lui fait perdre jusqu'au sens d'elle-même. Ce processus global "perdre et acquérir" la met à distance d'elle-même, de son moi profond, dès lors en dépendance profonde à son environnement matériel. Il semble que ce soit là qu'un changement de sacré intervienne.
Ainsi les deux étymologies ont chacune leur réalité mais dans des temporalités et des intérêts donnés. Elles ne s'excluent ni ne se complètent. C'est ici une courte remarque sociologique dont on pourra se servir pour comprendre les évolutions sociétales, comme l'état des religions dans leurs orthodoxies, leurs dérives et leurs hérésies. Et pour ouvrir vers d'autres horizons, Albert Einstein précisait que "un peu de science éloigne de dieu. Beaucoup y ramène" car l'essentiel au cœur de tout reste l'amour ! A méditer ? Certainement... Ainsi le spirituel n'est pas le religieux, et ceci est un autre questionnement.
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