Nous avons beaucoup traité de qui et ce que nous sommes. Mais je voudrais revenir encore une fois sur ce qui me semble être un phénomène plus complexe qu'il n'y parait. Nous avons vu que, à l'instar de la phénoménologie de la perception d'Husserl, comment l'objet est perçu et reconnu à partir du fond qui le détermine. L'argument vaut pour l'environnement où nous sommes qui "constitue" aussi ce que nous sommes. En effet, si le contexte disparaît, comme l'objet qui perd de son sens sans son fond, le sujet également perd de son identité sans son environnement, voire grandement.
D'autres approches nous en disent davantage. Les relations que nous avons vécues nous ont construites. Ce sont les échanges, reconnaissances et retours des adultes au plus prés de nous à peine nés, ceux qui nous ont primo-socialisés. Je pense non seulement aux parents, mais à tous ceux qui sont auprès du nouveau-né. Cet environnement est à ce point déterminant que nous comprenons combien l'expérience interdite nous en informe : sans socialisation, sans affection, sans contact humain, un enfant ne survit pas.
L'histoire de ce que nous avons vécu est notre identité, notre personnalité, mais aussi nos raisons d'être. Les traces de cette histoire colorent tout ce que nous vivons par la suite. Les manques, les frustrations, comme les plaisirs et les joies dans leurs formes singulières sont les pigments des couleurs de nos vies.
Depuis ce temps là et tout au long de notre existence, nous sommes perméables aux retours et suggestions de notre environnement. Nos décisions et nos non-décisions, nos préférences et nos goûts, ce que nous percevons et ce que nous ne voyons pas, ce que nous entendons ou pas, ce que nous considérons et ce que nous pensons ne pas exister, tout ceci relève de l'influence de notre environnement. L'environnement fait donc partie intégrante de ce que nous sommes.
Notre socialisation permanente repose sur les influences, injonctions, discours de vérités, légendes et contes qui nous imprègnent. Il nous faut préciser que l'environnement n'est pas qu'extérieur à nous même et c'est bien là que notre potentiel d'existence se révèle dans cette dialectique entre le monde intérieur et le monde extérieur.
Si ce monde intérieur n'était qu'une accumulation de perçus, Freud aurait eu raison : tout ce que nous vivons ne serait qu'une résonnance de ces premiers moments de nos vies. Ce que nous disent les sagesses anciennes et actuelles, et que nous répètent ou nous confirment les témoignages d'expériences de mort imminente, mais aussi les expériences d'ordre chamaniques et l'animisme, c'est que ce monde intérieur est à l'instar de notre rapport au monde extérieur. Il s'agit d'une expérimentation de la conscience universelle, celle qui est justement à l'origine de la matière.
Dans ces conditions, les perceptions reconnues ou rejetées, que nous avons de cette conscience universelle, sont de véritables rapports constructifs et reconstructifs. Ainsi, vivre et être apparaissent comme une activité expérientielle totale, et non pas un simple état. Il s'agit bien d'une expérience qui construit notre connaissance. Et cette connaissance constitue le moteur pour aller plus loin. Nous y puisons nos désirs, nos attentes, nos sensations de manque, nos aspirations. Ils ne sont pas que les traces de blessures anciennes mêlées à quelques pulsions physiologiques.
Nos supposés échecs, frustrations et ce que nous concevons comme nos difficultés, ne sont que les écarts perçus, ressentis, entre le vécu et l'attendu. Pour répondre à cela, Maître Eckhart, théologien allemand du quatorzième siècle, nous proposait de nous détacher de tout. La culture bouddhiste nous indique aussi que sans attentes, il n'y a pas de souffrance dans la mesure où il n'y a plus cet écart entre le désir et le vécu. Elle va jusqu'à inviter au ''non désir'', à une limitation à l’essentiel, à une ascèse sur les plaisirs que nous disons ''de la chair''. Le catholicisme, ce christianisme paulien instauré par l'empereur Constantin, préconise la souffrance et l’ascèse comme sublimation et rachat de l'âme humaine. Mais la pensée originelle de Joshua, dit Jésus, prône l'amour du prochain et se contente de laisser à la providence de pallier à nos manques et besoins. Il s'agit d'accueillir ce qui vient, comme le font les enfants en toute confiance.
Pour les un, goûter à un carré de chocolat réveillerait l'envie et donc la tentation, alors que pour l'autre, ce serait accueillir ce qui vient et le déguster comme un cadeau du ciel. Cette seconde posture m'apparaît plus conforme aux sagesses anciennes comme celle de Diogène et des stoïciens : déguster et, dans un détachement de tout superflu, ne pas rechercher quoi que ce soit plus.
Il me semble que ces sensations que soulèvent ces perçus indiquent que les sentiments sont le cœur, la source et le moteur de nos vécus. Et là, il nous est loisible de nous verser tant dans le coté sombre de la frustration que dans celui de la joie et du lumineux de l'accueil. Le choix que nous faisons de courir après l'un ou l'autre, voire les deux, nous appartient et c'est là notre contribution à notre être, à ce que nous sommes au fond. Ici, ce choix si important dans ce que nous sommes nous appartient totalement.
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