Ce qui fait nos colères, ce qui fait notre agressivité, nos guerres et nos violences est à chaque fois issu de la peur. Elle fait aussi nos fuites, nos violences, nos adhésions contre nature, nos soumissions. Elle est régulièrement la peur de perdre, perdre un confort, perdre un bien, mais aussi perdre la confiance, perdre la sécurité, perdre l'image de soi dans les regards des autres. La peur est bien à l'origine de nombre de nos malheurs, si ce n'est de tous. Car "ce ne sont pas les choses qui nous gênent mais le regard que nous leur portons" (Marc Aurèle).
Une étude de l’Université d’État de Pennsylvanie nous révèle que "91 % des inquiétudes des gens ne se réalisent pas. Vivre et partager l'instant présent est le plus grand remède à nos peurs, sources de tous nos maux."
Nous avons vu aussi, à l'occasion des dernières crises sociales, que la peur a été aussi l'instrument de manipulations. Il s'agissait de peurs d'être contaminé, peur de perdre des libertés d'aller et venir, peur d'être montré du doigt, ostracisé, catégorisé par exemple de complotiste ou autre. Comme le dit l'adage : "ma peur est mauvaise conseillère", d'autant plus si c'est un dirigeant qui l'insuffle. C'est alors peut être un moyen totalitaire...
"La peur ne se contrôle pas, comme le vertige ou une phobie !" Cela nous renvoie à la pensée populaire. Et pourtant, comment travaillent ceux qui nous accompagnent à combattre les phobies ? Ils nous mettent en situation de "banaliser le mal" (selon la formule d'Hannah Arendt). C'est à dire qu'ils nous aident à modifier nos représentations afin qu'elles ne nous empêchent plus d'être, ni d'agir.
Comment font-ils ? Ils nous présentent l'objet de nos phobie dans un environnement, dans un contexte familier, agréable, doux et bienveillant. Pourquoi procèdent-ils de cette manière ? Parce que nous percevons les objets sur un fond qui lui donne une tout autre valeur. C'est ce que le philosophe Husserl avait compris et théorisé sans sa "Phénoménologie de la perception" : "l'objet existe sur un fond qui le détermine".
Bien des sagesses populaires, anciennes et actuelles, nous invitent à regarder les choses qui nous déplaisent dans une environnement familier. Dès lors, ces choses terrifiantes deviennent gérables, voire acceptables en l'état.
Nous savons aussi que les techniques de manipulation travaillent sur le même registre mais en sens inverse. Elles contextualisent "horriblement" des choses banales jusqu'à faire peur. Une mise en scène d'un modeste virus qui ne fait pas 0.05% de décès parmi les personnes contaminées (soit moins que la grippe) peut devenir ainsi "une horreur à fuir". Il suffit alors de mettre en place des procédures contraignantes, liberticides sur un fantasme de catastrophe et le tour est joué : la démocratie recule au profit de dirigeants malveillants, certainement inspirés par leurs seuls profits personnels. Mais j'en ai déjà longuement traité, je ne reprend ici que le principe.
Ainsi, si l'on veut dépasser ces manipulations, il nous faudra commencer par ne pas y succomber : c'est à dire éviter de souscrire aux peurs soulevées. Bien des personnes ne "tombent pas dans le panneau" mais d'autres, plus enclines à la peur phobique, y succombent. Cela revient au traitement d'une phobie : "décontextualiser l'objet de la crainte".
Nous ne sommes pas tous phobiques et il nous arrive d'éprouver de la crainte face à certaines situations ou personnes. Sortir de la peur reste compliqué. Pour cela, il nous faut prendre conscience que tout objet existe et ne prend ses caractéristique qu'en rapport à son "fond", c'est à dire par rapport à son contexte, à son environnement.
Nous avons déjà vu que ce ne sont pas les choses qui nous gênent, comme l'écrivait Marc Aurèle, mais le regard qu'on leur porte. Dans cette phénoménologie de la perception, la part de nos représentations personnelles et sociales est plus qu'importante. Nous avons associé à chaque chose quelque chose d'autre qui lui ressemble et nous continuons de la faire. On procède de la même manière pour chacune des "aventures" ou des "événements" vécus ou imaginés. La représentation de l'objet est donc constituée à grand renfort d'apports dérivés.
Mentalement, quand "l'objet" apparaît, qu'il soit une araignée, le vide ou tout autre chose, mentalement nous convoquons toutes ses images associées, toutes ces sensations que nous y avons liées. Et nous avons peur parfois jusqu'à en être tétanisé. De fait, ce n'est pas l'objet qui constitue la peur mais l'ensemble des représentations associées, "manipulées" mentalement. Une spéculation intellectuelle vient renforcer de nombre de raisons notre peur.
Nous avons déjà vu que pour toutes choses que nous abordons nous agissons par le biais de la culture (représentations sociales et personnelles) et d'intérêts (réels ou rêvés). Il ne s'agit en fait que de peurs et d'amour.
Peut être nous faudra-t-il déconstruire ces phénomènes pour nous en libérer car la peur est bien dans notre mental, pas dans l'objet qui passe... Voilà pourquoi il nous devient utile de procéder à l'élaboration d'une véritable "phénoménologie des représentations".
De quoi s'agit-il ? De prendre conscience de la construction mentale à laquelle nous nous soumettons. Ce phénomène n'existe pas uniquement pour les objets dont nous avons peur, mais bien dans la construction de "TOUS" les objets de notre connaissance. C'est le processus par lequel nous construisons socialement et personnellement le monde dans lequel nous vivons. Nous associons et relions symboliquement les objets entre eux, les classons selon nos critères sociaux, culturels et personnels. Je renvoie là aux travaux en la matière des psychosociologues Serge Moscovici et Denise Jodelet sur les représentations sociales *.
Il nous suffit, devant ce phénomène de construction mentale (incontournable et indispensable car sinon nous ne pensons pas) de regarder comment il s'articule car c'est à chaque articulation que nous saurons déconstruire et reconstruire pour le meilleur en conscience, ou pour le pire à notre insu.
L'élément fondamental à percevoir est la fonction symbolique qui colore et "construit" toute chose. Notre imaginaire projette son nuage de réalité sur toutes choses. Je reprends un exemple que j'ai déjà plusieurs fois utilisé : quand mon épouse attendait notre premier enfant, subitement, dans la ville il y avait des femmes enceintes et des landaus partout, les publicités pour bébés fleurissaient et les magasins qui leur étaient dédiés aussi. Avant ? Je vous l'assure, il n'y en avait pas...
Ceci me fait conclure que, au regard de la psychosociologie, ce n'est pas ce que nous voyons auquel nous croyons, mais plutôt l'inverse : nous ne voyons que ce que nous croyons. Il s'agit, de fait, seulement de ce qui nous occupe et nous préoccupe. Il me revient que mon père, très croyant suite à un événement douloureux (chacun travaille les solutions qui lui conviennent), voyait la main de dieu un peu partout alors que d'autres souriaient...
Ainsi, je prends conscience que "ma réalité" est essentiellement constituée d'éléments symboliques reliant et caractérisant chaque chose. Et là, conscient de la représentation cosmogonique dans laquelle je me suis installé (mon fond), je saurai que je peux la déconstruire et la reconstruire à l'aune d'autres représentations. Ainsi, je me rappelle de ce collègue chrétien qui, dans son adhésion au parti communiste, avait largement bousculé ses croyances. Il ne se souvenait réellement plus de nombre d'événements forts que nous avions parfois vécus ensemble.
Alors, si le phénomène existe, nous pouvons l'utiliser à notre avantage, c'est à dire "à l'intérêt de ne pas souffrir", de ne pas avoir peur et donc de rester libre. Il me revient cette phrase forte de ce moine bouddhiste qui a créé un lieu de réflexion important en France, Thich Nhat Hanh aujourd'hui décédé : "Lâcher prise nous donne la liberté, et la liberté est la seule condition du bonheur. Si, dans notre cœur, nous nous accrochons encore à quelque chose – à la colère, à l’anxiété ou à des biens – nous ne pouvons pas être libres".
De fait nous avons le pouvoir de créer les conditions du ressenti de ce que nous vivons. Dès lors que nous savons que nous avons la main sur la manière de voir et de vivre les choses, nos réaction sont bien différentes. Il nous faut juste savoir que mentalement nous "fabriquons" une réalité qui nous convient ou pas. Certains se tournent vers l'égo ou le mental, d'autres vers la fonction imaginaire. Il nous faut juste comprendre que les deux facteurs sont bien là, et qu'on ne peut éliminer aucune dimension de notre être. Nous en avons besoin ailleurs, mais, comme pour n'importe quel outil, il convient de savoir s'en servir, et d'en user à bon escient. Certains aussi usent d'humour, d'autres de croyances mystiques, d'autres encore de "folies" et d'autres encore de reconstructions salutaires.
Ainsi, nous pouvons nous abandonner à des intérêts et nous obliger à des soumissions que la peur induit. Nous pouvons aussi aimer l'être que nous sommes au plus profond de soi, accueillir son environnement présent, instantané, et, en toute bienveillance, lâcher prise sur tout ce qui n'est pas essentiel. Nous pouvons aussi imaginer un monde meilleur car notre inconscient ne fait pas la différence entre le vécu et l'imaginé. Nous pouvons ainsi déconstruire et reconstruire ce monde qui est le notre, jusqu'à ce qu'il soit meilleur, jusqu'à ce qu'il soit "nous" (à l'instar de l'appel de Gandhi). Pour cela, vivre l'instant et lâcher prise seront véritablement des moments des plus utiles et des plus efficaces pour chacun de nous. Carpe diem.
* Les représentations sociales. Sous la direction de Denise Jodelet. 2003, 454 p. Collection : Sociologie d'aujourd'hui; Éd. : Presses Universitaires de France.
Lire aussi : "D'où l'autre parle-t-il ?"
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