Michèle, notre chère voisine avec qui nous partageons réflexions et entraide, m'a interpellé sur un sujet qui nous concerne : vieillir et être vieux, dans tous ses aspects sociaux, moraux et physiques. Nous convînmes d'en faire une conversation. Puis, elle m'adressa ce texte où elle posait ses sensations, ses ressentis, et m'invitait à réagir, à dire ce que j'en pensais, comment je voyais la chose.
Elle me confiait ainsi "sa vision" du vieux, seul dans sa solitude, solitaire dans son impuissance, pendu dans l'inexorable. S'il devient socialement l'ancien, il devient comparable à ces meubles anciens que l'on ponce, que l'on cire que l'on parfume et auxquels on donne une place de choix "bien en vue" dans la maison.
Paradoxalement, l'humain vieux, ou vieil humain est présent dans un coin de la maison, déjà presque enterré, oublié, laissé là afin qu'il gêne le moins possible. Lui qui a atteint les limites mentales et physiques, alors qu'il est sorti victorieux des aléas de la vie, la tête haute, et fier de ses enfants qu'il a poussés, choyés, promus, éduqués... On oublie de lui son jeune temps où il l'était, qu'il avait été aussi responsable de cette famille qui lui succède.
Image d'Epinal, ce vieux qui a souvent les yeux mouillés, qui passe ses soirées devant son bol de soupe et la télé. Et puis, comme à son habitude, il va réagir, continuer de combattre et faire avec le manque, la solitude et l'incapacité grandissante après une vie sociale bien remplie de labeur, de compétition, de sport et de travail. Il se confond avec l'œuvre accomplie. Et maintenant, sa famille, où est-elle ? Il a comme changé de famille à son tour, ne s'y retrouve pas et aimerait tant partager plus de temps avec "les siens". Au vu de la place qui lui reste, il ne voudrait pas non plus... déranger...
Elle m'évoquait aussi le cas de cet homme sportif et athlétique qui, arrivé à un certain âge, ne souhaitait plus donner son corps à voir. Il n'allait plus s'allonger sur la plage se dorer au soleil, chose qu'il avait tant affectionnée. Sa compagne, elle, continuait de le faire... Dilemme !
Posons d'abord la problématique : Qu'est-ce qu'être vieux ? Qu'est-ce que la vieillesse sinon un concept ? Ce n'est pas un objet en soi. Pourrions-nous en définir les limites, les contours, les frontières ? C'est souvent le cas de nombre de nos concepts. Je pense même aux collines et aux vallées. Qui peut indiquer où s'arrête l'une et où commence l'autre ? Personne... parce que ce sont avant tout des notions qui nous servent d'objets.
La vieillesse, comme les vallées et les collines, est bien un concept. Il s'agit d'une notion qui dépend de nos représentations sociales, celles-là même qui structurent notre réalité. D'autant que nous la partageons pour exister ensemble et individuellement, pour comprendre le monde et le réel, ... et en être en accord ou pas. La vieillesse constitue aussi un repère pour lire la vie de chacun comme le groupe social. Mais dès lors que l'on rentre dans les critères, notre regard sur nous-même change, et bouge sur le monde.
La vieillesse est donc plus une notion qu'un objet de notre réalité. Qu'est-ce qu'être vieux, sinon de s'y reconnaitre ou pas ? Selon quels critères et normes ? Sont-ils réels ou convenus ? Sont ils propres à notre collectif, à notre société, à notre époque ? Certainement. Toute la question est bien là. Nous sommes effectivement dans une dictature des normes. Des normes qui "normalisent" nos vies et ce que nous sommes. Ces normes ne sont pas le réel mais unes de ses "lectures", une de ses représentations. Changeons de collectivité, de peuple, de civilisation et la notion n'est plus la même. Elle est de fait culturelle.
Les anciens sont ici des rebuts, des déchets. Ailleurs ils sont la sagesse et la compétence, plus loin le savoir et la connaissance, autre part tout autre chose. Mais considérons notre propre contexte de culture.
Je répondais à ma chère voisine que l'ancien, arrivé au sommet de son œuvre, est plus que le fruit de son histoire. Il est aussi un composé du collectif qu'il a traversé et qui l'accueille aujourd'hui. Il n'est pas responsable de ce qu'il est socialement aujourd'hui. C'est le collectif d'aujourd'hui qui le pose au coin du feu, près de la fenêtre de derrière, là où il gênera le moins.
La place de l'ancien n'a évidemment pas été celle-là. Dans les sociétés dites premières, comme dans nos villes et campagnes d'avant-guerres, il était la sagesse, l'autorité du savoir, la compétence de la connaissance, là où l'expérience dit ce qui est le mieux à faire. Un vieux qui meurt, disait Amadou Hampâté Bâ, c'est une bibliothèque qui brûle.
Depuis que la connaissance adossée à l'expérience, a quitté les mains des humains pour entrer dans l'e-monde technologique, les jeunes n'ont plus besoin des anciens pour savoir quoi faire. Miracle de la postmodernité néolibérale, l'humain est et apporte moins que la technologie. Il n'est que son praticien, son consommateur. Etre intelligent et réussir ne relève plus que de la juste application des technologies, et non plus de la saine considération des choses. L'intelligence, qu'elle soit de l'esprit, de l'âme ou du cœur, n'est plus l'apanage des gens. Elle est même artificielle. Voilà ce qu'apporte la postmodernité.
Le vieux est donc devenu ici un résidu de ce changement, et il ne se recycle pas. Il lui reste la perspective de jouir de ses derniers temps, de profiter du reste de son temps, de jouir du temps qui passe. L'humain n'est plus qu'un consommateur dont la finalité n'est que de consommer. Son intelligence, ses savoirs, sa connaissance et ses compétences ne sont que les traces de ce qui se trouve en bien meilleur état dans les ordinateurs. C'est là une croyance nouvelle de la nouvelle religion pour laquelle n'existe que ce qui se compte.
Voilà le triste et dur tableau de l'influence sociale sur nos représentations réciproques, sur la considération que nous pouvons avoir les uns des autres. Les jeunes prendront conscience de ceci quand, à leur tour, ils seront parents, seront investis jusqu'à l'avènement de l'âge adulte de leurs propres enfants. Alors seulement ils comprendront ou se refermeront sur eux-mêmes?
Le sociologue clinicien Vincent de Gaulejac a titré un de ses remarquables ouvrages "La lutte des places". C'est bien de cela qu'il s'agit : avoir une place dans notre collectif social, et laquelle ? Faut-il encore qu'elle nous convienne... Et là, celle de vieux, ne peut pas être convenable. Alors, soit nous nous soumettons, soit nous nous rebellons. Ou bien encore nous construisons autre chose. C'est à "celui qui se rend compte", d'amorcer le mouvement. "Soyons le monde que nous voulons", disait Gandhi.
De toute manière, chacun retrouvera la place qu'il saura vivre pleinement quand la solidarité, la compassion et la bienveillance feront leur retour dans notre culture. Le mouvement de renaissance pourra venir des vieux eux-mêmes qui, sans agressivité ni douleur, regarderont les plus jeunes justement avec solidarité, compassion et bienveillance. Les autres alors feront leur chemin dans la douceur d'un amour réciproque et structurant. Vous souvenez-vous de la parabole du fils prodigue ? Elle dit tout sur le sujet...
Parce que nous considérons l'Autre à l'aune de nos propres valeurs. Celles-ci changent, évoluent, avec l'air du temps et nos expériences où l'on se confronte avec le réel. Moins notre société sera individualiste, compétitive, concurrentielle (néolibérale) et plus il y aura de la place pour ce qui nous importe le plus : le vivre ensemble, aimer l'autre et le travail bien fait. Dès lors tout change... Soyons le rêve humaniste qui dort au fond de nous-mêmes.
P.S. Depuis, Michèle a développé un atelier mémoire dans la maison de retraite de notre village, parce qu'elle aime les gens et le travail bien fait. Peut-être n'aspirons-nous pas au repos ?...
Hello Jean-Marc, chouette texte :-) Intéressante l'idée de "concept", comme quoi il y a (beaucoup) de construction mentale et sociale.
RépondreSupprimerMartin