Une amie me faisait remarquer qu'une "raison de l'individualisme, qui s'est développé lors de ces dernières décennies, était le manque d'un but collectif. Les guerres, les catastrophes naturelles rapprochent et créent la solidarité entre les personnes touchées. Les trente glorieuses ont pu exister parce qu'il y avait un but, celui de la grandeur de la France. Il faut toujours un but pour que les gens s’assemblent ne serait-ce que parce qu'il faut être plusieurs sur un chalutier pour partir à la pêche ou pour faire la fête. Dans nos cultures nous avons oublié d'inscrire un but collectif ", m'expliqua-t-elle.
Réfléchissant sur ce point, je lui répondis d'une part que l'on peut faire une distinction entre un but autoproduit par ledit groupe, ce qui le rend alors très puissant, voire galvanise ses membres, et un but venu de l'extérieur qui lui, peut être clivant, et même sujet à controverse. Ce peut être le cas pour une vaccination universelle pour sauver l'humanité. Il s'agit donc de savoir d'où vient la question du sens, c'est-à-dire la "vérité" dans le récit sur ledit groupe.
D'autre part, il nous faut faire la distinction entre le but commun et l'interdépendance des acteurs pour atteindre des buts. Mais peut-être lesdits buts ne sont pas vraiment communs. Ainsi sur un chalutier, il peut y avoir le patron dont la finalité est de faire vivre son entreprise, le second qui souhaite se faire une carrière, un marin qui vient gagner sa vie, un autre qui vient accomplir son métier dans la droite lignée de son père et de son grand-père, un autre encore qui rassemble un pécule pour un projet personnel, et puis un autre aussi qui est là pour fuir la famille ou le village, etc. Il y a, dans ces conditions, des convergences d'intérêts qui ne sont pas des buts communs. Il y a une "vérité" pour chacun selon le récit de sa propre histoire, et il y a une vérité convenue pour que le bateau sorte : "Un bateau de pèche, ça va à la pèche !" Point.
Cela fait partie de l'intelligence managériale de terrain chez ces managers au contact direct de leurs "ouailles". Un vieux briscard des centres de tri de la poste me faisait remarquer il y a une trentaine d'années que si les plaques d'immatriculation sur le parking du centre témoignaient de l'origine d'agents de plusieurs départements, alors les changements organisationnels seraient quasi impossibles sans heurts. Tout autre chose : on a aussi pu analyser l'incidence du discours des généraux dans les campagnes napoléoniennes. Le contenu des discours précédant les batailles était repéré comme tout à fait contribuant de façon significative à la victoire ou à la défaite. Il s'agit là de la "vérité" portée dans le récit.
Je pense au discours précédant Austerlitz plein d'affirmations et de visions de futur. Il est loisible de le rapprocher de celui qui précédait Waterloo plein d'injonctions négatives assorti d'appels à la prudence et à l'obéissance. Je pense aussi à ces récits chaotiques et changeants qui ont émaillé la gestion de la crise du virus.
Je parlerai ici de représentations, de récits, de mythes partagés dans une "vérité" élaborée, au sein de laquelle les buts individuels peuvent être extrêmement diversifiés.
En effet, il y a un lien très étroit entre le but et la culture groupale. Ainsi comme je l'ai évoqué lors d'un précédent article, il y a des cultures qui inscrivent la solidarité dans leur vivre ensemble comme une conséquence de valeurs et de représentations sociales, d'interdépendance et d'identités groupales. Par ailleurs, il existe des cultures, comme la notre néolibérale et postmoderne, qui n'inscrivent le lien social que dans la consommation et la jouissance individuelle. Dans ce contexte l'individualisme et la compétition sont de rigueur. C'est là le domaine de la "vérité" néolibérale
Ce n'est pas le but commun, en l'occurrence, qui fait l'unité mais la convergence d'intérêts différents. On retrouve ici la réalité d'un fonds culturel qui apporte le récit commun, "vérité" dans laquelle chacun s'inscrit. Mais l'inscription de chacun dans le récit dépend du lien social et de la consistance cohésive dudit groupe. Il y a dans ce domaine, une question identitaire où l'action partagée ou commune, qui relève du principe "d'identation" dont j'ai plusieurs fois parlé. Il s'agit d'une activité de vérification de soi dans sa réalité environnementale. L'image de sa propre réalité est ici véritablement en jeu et la construction de la "vérité" en dépend.
Je prendrai pour exemple la formule inscrite sur nos frontons institutionnels "Liberté Egalité Fraternité". La formule est belle, prometteuse et inspirante. Mais, si elle a fait culture au dix-neuvième siècle, elle ne fait plus recette aujourd'hui. Pourquoi ? Parce que les discours officiels s'en sont séparés et ont préféré changer de vérité, en vantant celle de la consommation et du néolibéralisme, créant une postmodernité où les personnes sont des sujets-consommateurs, et plus du tout des citoyens. L'image de soi en jeu est celle du "possédant en concurrence avec tous". Voilà un reflet de la vérité nouvelle...
Ainsi, la formule s'est-elle vidée de son sens, et j'oserai dire de son sang. Plus rien ne lie les acteurs entre eux. La vérité a changé. Je repense à cette famille tenant un banquet familial au cours duquel l'un des membres eut maille à partir avec des membres d'un autre groupe. La famille fit bloc contre "l'adversaire", puis a "réglé son compte", mais en privé, avec le fauteur de truble qui avait mis le groupe en danger.
J'ai souvent constaté le même phénomène lors de matchs de rugby, il y a une quarantaine d'années. Si un conflit apparaissait entre un membre et celui d'un groupe extérieur, le même phénomène de solidarité naissait spontanément. Ensuite, l'incident laissait place à un règlement des comptes en interne et en toute discrétion.
On pourrait donc avancer que la culture fait l'autonomie et l'interdépendance du groupe, puis invente ses règles internes. Tout est inscrit dans le récit véritable. L'histoire du but commun est une illusion qui a bercé les cours de management durant plusieurs années sans voir qu'il s'agissait de quelque chose de bien plus complexe.
En l'espèce, il n'est pas nécessairement question de fragilité. On retrouve ce type de situation comme étant bien plus sensible, voire "décentrée''. Sans doute peut-on parler aussi, ici, d'un changement d'environnement, sinon de paradigme... Et si c'était aussi ça être humain...
Lire aussi : "Le mythe et le processus"
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Vos contributions enrichissent le débat.