2009 était le cent cinquantième anniversaire de la publication de la théorie de l’évolution fondée par Darwin sur L’origine des espèces. Dans son essai, "la raison du plus faible", le biologiste et botaniste Jean-Marie Pelt* s’emploie à récuser la fameuse "loi de la jungle", dite aussi du plus fort, qui, dans une nature réputée donc "cruelle", serait le seul moteur de l’évolution dans un seul univers de concurrence et de conflits. Pelt dénonce qu'il s'agit là d'une vision très orientée du monde, voire même biaisée. Nous pourrions dire qu'il s'agit d'une vision dirigée par ledit darwinisme. Rappelons-nous cette phrase célèbre du psychosociologue Serge Moscovici "Les lois de la nature sont celles que la culture lui trouve !" Il n'y a pas plus de lois naturelles que de réalité en soi, intrinsèque.
Dans son ouvrage, Jean-Marie Pelt montre qu’il existe une raison du plus faible. Par exemple, quand les dinosaures ont disparu, peut-être faute d'oxygène ou par manque de nourritures végétales et animales, ce sont les tout petits mammifères qui ont survécu et se sont développés. C'est-à-dire qu'une autre nature moins exigeante, donc moins dépendantes de l'environnement parce que beaucoup plus petite, moins gourmande et bien plus faible que les grands reptiliens s'est développée et a fait monde...
Tout au long de l’histoire de la vie sur terre, des premières bactéries jusqu’à l’homme, là où les plus gros et les plus forts n’ont pas su résister aux grands cataclysmes et grands changements climatiques, ce sont souvent les créatures les plus humbles qui ont perduré et relancé la vie. C'est aussi parmi les plus faibles que sont nées les plus belles histoires de solidarité, par la symbiose. L'auteur nous raconte aussi que des proies plus faibles mais en nombre peuvent prendre le dessus sur les prédateurs puissants et s'en nourrir même. C'est, par exemple, le phénomène de ces multitudes de mouches qui s'agglutinent à un crapaud et en consomment l'intérieur.
Notre société humaine, se livre à un esprit de compétition exacerbé. A cette occasion, les "tueurs" de la guerre économique sont venus renforcer les rangs des guerriers dans la lutte néolibérale pour le "toujours plus". Elle se trouve donc promise aux mêmes cataclysmes, financiers ou nucléaires. Elle ne saura s'y soustraire si elle n’entend pas cette leçon de la nature qui fait de l’égoïsme la maladie mortelle des plus forts et de la solidarité la force indéfectible des faibles.
Dans son ouvrage, fourmillant d’anecdotes puisées au cœur du monde végétal et animal, Jean-Marie Pelt s’en donne à cœur joie pour nous raconter l’extraordinaire énergie des petits, réputés faibles, leur efficience et parfois leur génie collaboratif. Pour mieux nous expliquer cela, il nous livre ici quelques analyses ciblées fort intéressantes autour de l'évolution des espèces. Il en présente différentes formes qui viennent bousculer notre vision du monde et les valeurs que nous lui prêtons.
Il nous montre aussi comment des arbres, des champignons et des herbes s'associent et partagent leurs nourritures, fournissant les produits de la photosynthèse à ceux qui n'ont pas de chlorophylle ou sont privés de lumière. Cette description nous permettra de voir que de faibles plantes assistées vont bientôt prendre le pas sur celles qui les ont aidées.
Il nous montre comment des insectes s'adaptent à l'abondance, ou à l'absence de nourriture jusqu'à changer leur mode de reproduction, passant ainsi de la parthénogénèse à une reproduction sexuée, et vice-versa. Il nous apprend que la nature fourmille de compétences surprenantes. Cela peut nous amener à penser que les individus que nous voyons depuis notre conscience ne sont peut-être que les éléments d'un tout plus global et plus grand.
Il est un fait qui se confirme : à chaque fois que la terre a connu de grands bouleversements, ces derniers ont été suivis par une éradication d'espèces, et notamment des plus imposantes. Le petit semble plus à même de survivre dans un monde subissant de grandes modifications. Sa forme et sa taille participeraient à sa capacité d'adaptation. Jean-Marie Pelt précise bien également qu'il n'est pas question de tirer un jugement moral des exemples qu'il prend, et de poursuivre : "le fort, ou celui qui se croit tel, peut s'affaiblir, et le faible se renforcer. Aucun statut n'est jamais définitivement acquis. C'est ce que les Bouddhistes appellent judicieusement l'impermanence des choses."
Mais sortons du cadre biologique. Si le grand, voire le gigantisme, finit par se scléroser, il se révèle en tout cas incapable de s'adapter à un changement brutal ou durable. Ne peut on pas alors transposer ce "défaut" à notre propre société et à son obsession de vouloir être toujours plus grands, plus forts, plus possédants. Cette obsession amène à former des blocs économiques toujours plus puissants, mais totalement dépendant du système et des autres, et même des plus faibles. A tel point qu'ils en deviennent fragiles, instables, in-dirigeables... Ne seraient-ils pas les actuels Dinosaures? Cette inversion des forces me fait penser à la légende de David et Goliath.
L'auteur et conférencier Gille Lartigot nous montre que cette société néolibérale de type dinosaure, a étendu son pouvoir sur l'ensemble des personnes, comme s'il ne s'agissait que d'individus, ou de sujets. On les retrouve réduits à des dépendances tant matérielles que spirituelles, jusque dans les idéologies et l'organisation de la pensée. Dans le domaine économique, dans l'organisation de nos processus vitaux, dans la nature du lien social, dans la réalité du fait de société, dans la hiérarchie des valeurs, tout dépend du dinosaure néolibéral. Même l'autonomie des décisions se dissout dans le système. Les choix alimentaires, les choix professionnels, de vêtement, d'usage du parler, de réalisation de soi, sont dépendants du système néolibéral. Insidieuse, cette même prolifération se retrouve jusque dans la liberté de penser.
Il y a donc la pensée centrale et officielle. Le simple fait de la questionner, s'apparente à un acte "complotiste". Sous le prétexte de science, ce sont les normes, les règles et les procédures qui régissent le vivre en société. Nous sommes même évacués de la gestion de notre propre santé. Nous allons voir un médecin qui tue la maladie sans que nous ne soyons acteurs de nous-mêmes. Le dinosaure est partout, jusque dans les lits, les assiettes, les portables, les réseaux sociaux, les corps, les consciences...
Quelle est cette posture stupide où nous prétendons sauver a planète ? Elle n'a pas besoin de "nous" qui sommes son "cancer''. Arrêtons plutôt de la massacrer, et de dilapider ses biens, qui constituent autant de cadeaux. Nous avons perdu le contrôle de nous-même et il devient prioritaire de reprendre les rênes de nos vies, et de notre conscience. Nous avons à sortir de la frustration chronique dans laquelle le néolibéralisme nous plonge. A nous, les tout petits, de lâcher prise sur les attractions du dinosaure pour nous en défaire, nous en libérer, et retrouver la joie de vivre, d'être là, de la manière souple et agile qui nous est propre.
A partir d'une étude sur le comportement social des animaux, mais aussi des plantes, des champignons et des bactéries, Jean-Marie Pelt s'intéresse au couple force-faiblesse en présence à chaque occurrence.
Nous comprenons, à partir de ces prémices, qu'il nous importe de quitter la vision d'un monde de prédation où la force et l'agressivité dominent. A partir de là, nous pourrons nous ouvrir à l'autre monde, celui de la coopération fonctionnant sur la solidarité, le génie et l'entraide. J'ai ici l'image de cette grande différence que l'on peut voir entre, d'une part la société citadine où les biens sont de passage, où la vie est sacrée, la violence ordinaire, et d'autre part le monde rural où la solidarité est ordinaire et de mise. Dans ce dernier cas, ce sont les biens qui sont sacrés, et la mort et la souffrance qui sont du domaine de l'ordinaire.
S'appuyant sur l'histoire et sur divers textes, y compris la Bible, Jean-Marie Pelt montre que c'est parfois le faible qui remporte la victoire. Nous nous souvenons du combat que mena victorieusement le petit et jeune berger David contre le géant Goliath grâce à son intelligence, sa précision et son adaptabilité. Nous finissons par nous interroger sur le devenir de cette société humaine néolibérale, par définition mondialisée. Si elle continue d'appliquer la loi ouverte du plus fort, son destin est bien voué à l'échec. Il s'agit là d'un point de départ pour des réflexions personnelles et, pourquoi pas, collectives.
Qu'est-ce que l'on peut faire pour changer tout ça ?
Il s'agit en l'espèce d'une démarche personnelle et collective de changement de point de vue, de changement de regard et donc de vision du monde. Dans ces conditions, les solutions viennent d'elles-mêmes. Il me revient cette recommandation que nous avait faite notre entraineur de rugby à l'école : "Ne regarde pas l'adversaire. Tu vas lui rentrer dedans. Regarde toujours le ballon. Ne le lâche pas des yeux. Si l'adversaire l'a, tu le plaqueras. S'il est libre, tu t'en empareras... C'est simple !"
Il ne s'agissait pas, dans ce contexte, d'accomplir des gestes bien décrits, mais d'avoir le bon regard pour avoir la bonne posture et donc l'intelligence pratique. Tout est là car tout le reste va de soi. Si tu as peur du plus fort, tu es paralysé et donc tu meurs. Si tu considères l'autre comme un partenaire dans la perspective d'un résultat, alors toutes les coopérations seront possibles. L'affirmation vaut également qu'il s'agisse d'un quidam, potentiel adversaire, voire de quelqu'un considéré comme un ennemi quelques moments auparavant...
Parfois il y a un but. Parfois le but n'est rien d'autre que le parcours. Selon ce que l'on considère ou privilégie, ta posture sera adaptée à cette représentation et l'action sera fonction de l'objectif ainsi décrit. C'est donc la vision que l'on a de soi, du monde et de la situation qui détermine ce que nous avons à faire. Il ne s'agit en aucun cas d'une évaluation des forces en présence.
Ainsi, le petit, le faible, l'inaperçu, peut s'avérer comme étant le mieux adapté à la situation et vaincre. Mais ne perdons pas non plus de vue que l'association et la coopération sont les meilleurs outils de la victoire, de la survie, de l'évolution, de l'aboutissement d'un projet.
Si ma conscience de la situation est juste et adaptée, alors toutes ces possibilités de coopération, d'association, de contribution et d'entraide, iront de soi. Cette posture sera toujours bien plus efficace que toute force ou rage. La Fontaine avait bien raison.
Ainsi, la nature nous montre-t-elle le papillon nocturne et le yucca, le requin et son poisson pilote, l'anémone et le poisson clown, mais ce sont encore bien d'autres coopérations que nous décrit Jean-Marie Pelt dans son magnifique ouvrage...
* "la raison du plus faible" Le Livre de Poche, nov. 2011. Jean-Marie Pelt, professeur de biologie végétale et de pharmacologie, dans cet essai abondant en exemples et anecdotes, nous présente une nature solidaire et généreuse, riche de réciprocité et d'échanges. Alors que dans la loi dite de "la jungle", le plus fort domine et écrase les autres, l'auteur étaye par ses nombreux exemples l'idée que celui qui a pu survivre aux grands cataclysmes de l'humanité, est au contraire le plus faible et le plus simple. Ceci lui a donné de s'adapter et de développer des liens utiles et subtils avec son environnement. Son "vagabondage dans le monde des herbes" ou son "immersion dans le monde fabuleux des bactéries" est tout bonnement instructif et passionnant !
En deuxième partie, l'auteur nous invite à sortir de la logique de la compétitivité animant notre société, pour entrer, à l'image de la nature, dans une démarche altruiste et engagée. Les personnes, paraissant plus insignifiantes, ont à y prendre leur place, avec un regard contemplatif sur la nature qui nous entoure. Il donne l'envie de s'engager, chacun à se mesure, pour un mieux-vivre ensemble.
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