Combien de fois avons-nous entendu des personnes se plaindre que le débat social ou démocratique est confisqué. Qu'il soit politique ou sociétal, dans les médias et les assemblées, il est bien souvent une foire d'empoignes, pour le moins confus, voire même inexistant. Il faut juste nous rendre compte que l'effondrement de la qualité du débat dans notre société occidentale est systémique. Il me semble très simple et très juste de dire que nous sommes passés du débat raisonnable (modernité) à l'affrontement d'opinions (postmodernité) où les règles ne sont pas les mêmes (néolibéralisme). De quoi s'agit-il ?
Nous sommes passés au cours des années quatre-vingt progressivement de la modernité, caractérisée par son ancrage dans la rationalité et l'individu autonome, à la postmodernité caractérisée par un ancrage dans l'émotionnel et la construction sociale en tribus. Le fondement de la modernité était "l'ouvrage" (le travail) pour une société meilleure à venir, pour un temps lointain, le fameux temps des cerises, dans une structure verticale. Ici l'identité était celle de la place sociale, là où justement l'habit fait le moine, ce lien, ou lieu d'où le pouvoir découle, et que l'on trouve ancré dans l'œuvre réalisée et son témoignage.
La postmodernité n'a pas cette structure ordonnée que lui a conférée la montée du néolibéralisme, qui transforme le citoyen en consommateur. Ainsi le liant des tribus est un ambiant dans un ici et maintenant exclusif. Lesdites tribus se constituent autour d'outils du commerce, comme une marque de smartphone, un autre objet de consommation ou un réseau social. Tout se vit dans une immédiateté gloutonne et dévorante.
Mais ce temps néolibéral, dionysiaque, égocentré, jouisseur et esthète, n'est pas le dernier. Arrive maintenant un temps d'après que l'on qualifiera d'alternation culturelle, voire d'ère quantique. Ses quatre variables fondamentales sont un pragmatisme intuitif, un collectif de personnes engagées organisées en réseaux et reliées par ceux-ci variables, non clos et interconnectables. Ils ne sont ni tournés vers un lointain futur meilleur, ni seulement sur un ici et un maintenant, mais ils vivent dans une intemporalité. En deux mots, on pourrait les comprendre dans cet échange conversationnel :
- Que faites-vous ?
- Une cathédrale !
- Mais c'est pour quoi et pour quand ?
- Pour ceux qui s'en serviront et quand elle sera finie...
- Mais qui dirige le chantier ?
- Nous... C'est untel et une telle qui avaient une certaine idée. On l'a fait...
Bien que la tentation soit grande en néolibéralisme et que l'exclusion de tout ce qui n'est pas de la tribu soit un désir profond de pratique, les oppositions de comportements entre modernes et postmodernes sont là et bien là. Ils ont bien du mal à se comprendre et s'articuler sereinement leur est impossible. Deux mondes s'affrontent, l'un rationnel et raisonnable, l'autre émotionnel et d'egos forts, de clients rois.
Le mode relationnel des alternants culturels est très pragmatique. Ce qui les dirige est l'œuvre. Donc les rencontres se font sur la considération que chacun détient une promesse pragmatique, une capacité et une volonté, une vision de l'œuvre singulière. Nous sommes là dans une anarchie humaniste où il n'y a pas de chef, un mot dont ils ont d'ailleurs une sainte horreur. Regardez ce qu'étaient les "Nuits debout", ce que sont les "Anonimus", "Podémos", les "Partis pirates" ou les "Gilets jaunes". Connaissez-vous leurs chefs ? Non. Ils n'en ont pas et n'en veulent pas. Connaissez-vous leurs porte-parole ? Non plus, ils n'en ont pas et n'en veulent pas. Il s'agit de collectifs cohésifs sur l'action et l'œuvre où le comment se construit pas à pas.
Voilà pourquoi les gouvernants issus de la modernité et acculturés postmodernes, ne peuvent pas parler avec eux. Ils n'y arrivent pas car ils attendent de ces groupes sans chefs (mais humainement très structurés par des désirs et des visions) qu'ils soient des partis, des syndicats, des organisations tutorées. Chez les modernes, on parle entre chefs responsables. Chez les postmodernes, on parle de soi à soi, détenteurs de "vérités évidentes".
Autant les modernes tiennent des discours de raison, et c'est justement ce qui a "inventé" le débat. Autant les postmodernes tiennent des propos d'opinion où la forme emporte le fond. Ici la théâtralisation et l'émotion tiennent lieu d'échanges. S'il y a accord sur les représentations, tout va bien. S'il y a désaccord, alors les recours à la violence, à l'anathème, à l'exclusion radicale fusent. Nous sommes dans deux champs conversationnels totalement incompatibles.
Et qu'en est-il du mode relationnel des alternants culturels ? Fluide et pragmatique, car chacun sait que chacun a sa représentation cosmogonique, que chacun a ses objectifs et ses projets, et que personne ne fera sans le concours des autres. Seul, tu meurs ! Point...
Dans ces conditions, les postures sont paisibles et à l'écoute (ce qui exaspère les postmodernes). Et si l'opportunité d'une collaboration émerge, alors elle se fait naturellement. Pas de heurt, pas de ton qui monte, pas de chamaillerie, juste une écoute active et des tentatives continues d'accordage des acteurs, car la "vérité" est plurielle et se co-construit. (Là, les postmodernes explosent et s'énervent car ils ne perçoivent qu'une seule vérité : la leur).
Ainsi, si la modernité est une société d'individus-sujets, la postmodernité de personnes épidermiques, les alternants culturels constituent bien une collectivité d'acteurs.
Lire aussi : "La société de l'imposture"
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