Le soucis de penser une société nouvelle invite nombre de philosophes, sociologues, économistes, à s'intéresser aux éléments qui, entre biens publics et biens privés, ne sont pas des propriétés mais des communs. C'est le propos que développent le sociologue Christian Laval et le philosophe Pierre Dardot dans leur ouvrage commun*. C'est aussi un concept étudié par l'économiste Gaël Giraud. On pourrait donc, à partir de ces prémices, voir se lever une nouvelle société susceptible de constituer une alternative au néolibéralisme. Observons, qu'à propos dudit libéralisme, qu’il est simple d’affirmer que se niche dans sa “doxa” une obsession : la privatisation de l'ensemble des biens publics.
Qu'est-ce que le commun ? Un commun est un espace institutionnel concernant une ressource, un service, un espace, défini par des pratiques sociales, afin d'en partager l'usage sans concurrence, sans rivalité, ni exclusivité. C'est à dire que son usage par “un”, donc par une personne, n'en prive aucune autre. Corrélativement, il n'est pas nécessaire de payer pour y avoir accès.
Nombre de projets alternatifs s'y intéressent et s’y réfèrent. Son usage relève d'un principe : une activité doit être “autogouvernée”, et, de ce fait, doit aussi échapper à la propriété exclusive. Il s'agit d'une nouvelle manière de lutter contre la confiscation privée de biens communs. En cette occurrence, il s'agit de conserver, aux bénéficiaires universels, la maîtrise de l’action. L’argument vaut, quel que soit le cas de figure, que cette appropriation soit économique ou/et politique.
Le terme commun vient de l'anglais : les "commons". On les retrouve dans les droits coutumiers villageois, dans l'économie de survivance, telle la vaine pâture par exemple. Historiquement, ils remontent au quatrième siècle. En français, on appelle cela les "communaux" comme les champs de pâtures. Ce type de droits communs existe dans toutes les sociétés précapitalistes.
Depuis l'émergence plus récente des mouvements écologistes contre la mondialisation capitaliste, des populations réclament la considération des "commons" et leur “réinstaurations”. Il ne s'agit en aucun cas d'une revendication anti-propriété, mais d’une distinction entre biens et services qui ne peuvent être appropriés ni publiquement ni sur un mode privé. Ceci n'a donc rien à voir avec aucun des concepts du communisme et de ses déclinaisons diverses. Ce concept se détache donc des préoccupations politiques ouvriéristes.
Les communs émergent de plusieurs foyers de pratiques dans le monde, constituant ainsi autant de théories partagées. C'est ce que montrent par exemple les travaux de Elinor Ostrom publiés en 2009 sur les ressources utiles** (2009 est aussi l'année où le "forum social mondial" de Belem, altermondialiste, formule clairement une revendication des communs). Contre le courant néolibéral du "tout marché", cette dernière idéologie qui paradoxalement annonçait "la fin des idéologies", montre comment des milliers de petites communautés peuvent vivre “autrement”. Des centaines de membres par le monde, sont en capacité de gérer pragmatiquement et en commun les ressources vitales. L’argument vaut pour l'accès à l'eau, aux pâturages et autres applications. Ces communautés ont fondé pour cela des institutions communes. Ce sont ces travaux qui lui valurent le prix Nobel d'économie en 2009.
A Kinshasa, au Zaïre comme à La Paz en Bolivie, les pauvres, abandonnés à leur propre sort, se sont organisés pour gérer entre eux l'usage de l'eau potable. Quand de grandes sécheresses en 2016 ont épuisé les ressources d'eau, les quartiers riches de la Paz ont été privés de tout accès à l'eau potable, tandis que les quartiers pauvres en disposaient encore.
L'ONG DNDI à Genève, qui travaille sur la production et la distribution de médicaments non rentables, a réussi par l'usage de ce principe de biens non appropriés et démocratiquement gérés, à maintenir l'accès aux traitements dans les populations les plus défavorisées.
L'association "Coevolution Project", fondée et présidée par mon ami Thierry Groussin, travaille sur la mise en lien et en commun, des pratiques locales pour la résolution de problèmes récurrents. Elle a permis aux habitants de Bogota de maintenir et développer leurs pratiques médicinales ancestrales en cocréant avec eux, une ferme médicinale qui cultive les plantes utiles à leur pharmacopée.
Plus récemment encore, se sont développés sur le net, les logiciels libres et communs. Y sont apparus l'encyclopédie libre de la connaissance Wikipedia, indispensable à la dynamique du web. Sont apparus également le logiciel libre Linux créé et géré par ses utilisateurs, mais aussi la licence "creative commons" qui permet l'usage partagé de textes et œuvres à la seule condition d'en citer la source et son auteur et de n'en pas faire commerce. On y retrouve aussi la licence “Copyleft” : une licence libre de droit, qui s'oppose aux droits commerciaux du Copyright.
Aujourd'hui communs naturels et communs numériques se sont mutualisés. Il émerge actuellement, un droit du “champ commun inappropriable”, comme l'accès à l'eau ou a certaine ressources numériques. Nombre de luttes sur la protection du vivant, les semences, l'occupation des espaces urbains, ont mis en lumière des principes nouveaux et donc novateurs. En termes d’illustrations, on retrouve ici les populations qui refusent leur privatisation, tout en revendiquant le droit à gérer elles-mêmes leurs usages.
Nombre de plateformes démocratiques, construites sur ce principe là, ont gagné des élections municipales, comme à Barcelone ou à Madrid, montrant ainsi que la gestion de la ville entière relève aussi des communs. En Italie, le courant des "Beni comuni" a pu faire inscrire dans le code civil italien la notion de "bien commun". Ce sont là des lieux d'expérimentation de ce que peut être le commun.
Le multiplicité de ces démarches montre l'importance des préoccupations de mise en politique des communs. Ils s’illustrent par des liens de réciprocité, qui constituent le principe même du vivre ensemble. La socialité elle-même est faite de réciprocité, comme dans le don et le contre don, la cogestion ou la responsabilité commune, voire partagée. Dans le principe même de municipalité, il s'agit de la mise en commun du vivre ensemble, avec ses charges et ses bénéfices sans propriété exclusive.
Dans toutes les traditions juridique, les choses indispensables à la vie sont naturellement communes et inappropriables. Cela vaut pour l'air, l'eau des rivières, l'horizon, le temps, les relations humaines, etc. Ce sont des éléments qui n'appartiennent à personne et qui sont utilisées par tous. Derrière se trouve une notion d'intérêt général. Le socialiste libertaire du dix-neuvième, Pierre-Joseph Proudhon, avait écrit que la propriété privée des dominants était un vol. Ici, donc, il ne s'agit pas seulement de biens, mais aussi de pratiques, d'usages, d'organisations partagées. Le même argument peut être utilisé pour des règles d'usages, dans le temps et dans l'espace. C’est la même notion qui sous tend la soutenabilité des modes d'usage et la protection des ressources dans le temps.
Ainsi, cette notion de "Communs" émerge un peu partout dans le monde sur les cinq continents, soit comme pratique et mise en œuvre concrète, soit sous la forme de réflexions développées, comme aux Etats Unis. C'est là un phénomène résurgent, actuel et marquant, comme une réémergence de la pensée critique. On peut aussi la considérer, à juste titre, comme une contestation du système dominant néolibéral de concurrence et de marchés. Ces démarches sont aussi totalement autogestionnaires.
Cette ré-existence des communs implique réellement la coparticipation des citoyens à l'organisation de règles d'usage. L'aspect démocratique s’avère donc central. Ce sont ces éléments, incontournables, qui permettent et permettront de se dégager des “logiques propriétaires” et individualistes, celles là mêmes qui nous conduisent à l'effondrement économique.
Nous comprenons bien que ce concept de "communs" constitue un axe fondateur d'une nouvelle société, dont les ancrages sont un peu partout dans le monde. On va les retrouver notamment au cœur de sociétés anciennes, et ce sont elles qui, justement, pourront donner lieu à une nouvelle société dite des communs. L’action mérite d’être poursuivie au delà de la simple “peur organisée” autour d'un virus ...
Jean-Marc SAURET
Lire aussi : "Comment le libéralisme est-il devenu un système féodal"
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