En
écoutant une conférence passionnante, je me rendis compte qu'il me
manquait des références pour tout entendre de ce conférencier, et
pouvoir faire pleinement quelque chose de ce qu'il disait. Je me
rendis compte que des éléments qui faisaient partie de "son
monde" m'étaient très étrangers. Je l'écoutais en imaginant
que je ne savais pas "d'où il parlait". Je me rendais
compte que je n'avais donc pas la bonne carte de son monde et que je
ne savais pas non plus où était exactement son nord, son important,
son "sacré".
Et
puis, de comparaison en comparaisons, je finis par imaginer les
éléments de son territoire jusqu'à les rassembler, et en faire une
véritable carte mentale. Dès que je compris quelle était sa
finalité, je me rendis compte que j'avais son nord.
Schopenhauer
indiquait que chacun de nous avions un "critérium", soit
un ensemble de modèles, de types, de références, de catégories,
qui nous permet de penser le monde, de l'imaginer et de le voir même.
Sans celui-ci, c'est-à-dire "sans carte", nous ne pouvions
même pas situer ni percevoir les objets du monde. C'est bien dans ce
sens-là qu'il nous faut comprendre son indication majeure, et en
l'occurrence que "la réalité est un objet pour un sujet qui le
regarde, car si le sujet s'en va, l'objet disparaît".
Relisant
les travaux en psychosociologie de Rodolphe Ghiglione, je retrouvais
ce concept de critérium. Celui-là disait que, dans la conversation,
il s'échangeait, non pas des opinions, ni même des idées (elles
s'y confrontent), mais des références, ce "d'où je parle",
comme disent les sociologues. Ainsi, quand l'un des protagonistes
d'une conversation lâche : "C'est vrai que tu es communiste",
ou encore "catholique", "protestant", "libraire", "agriculteur",
il indique qu'il a repéré un élément alors majeur de son
critérium, le "d'où il parle", voire le "d'où il
pense".
Un
ami avec lequel j'ai passé de longues soirées à échanger,
partager, débattre, me dit un jour : "Mais moi, je n'ai pas ta
culture, et pas davantage de philosophie !" Il était un
fabuleux mécanicien automobile, un sorcier de la mécanique qui
n'était pas passé inaperçu chez quelques entrepreneurs de courses
automobiles : ils l'avaient embauché sous de bonnes conditions. Je
lui fis remarquer que sa science de la mécanique lui faisait modèle
à penser le monde, qu'il avait là un fabuleux outil de logique,
bien construit pour penser et débattre agilement. C'était bien là
sa "carte", représentant le "comment" il
comprenait le monde et sa logique.
Nous
n'avons pas tous le même critérium car, comme nous l'avons vu,
celui-ci dépend d'une dialectique entre la culture et la nécessité,
là, justement où se fait l'expérience. Mais nous avons à savoir
pleinement ce qui est important, primordial, essentiel pour nous, où
se trouve notre sacré. C'est là qu'est notre "nord" et
notre boussole d'intérêt gardera toujours ce cap en
référence.
Ainsi,
que l'on soit docte, vulgaire, savant dans un domaine, ignare dans un
autre, à l'aune de nos représentations, nous avons recueilli des
cartes du monde. Elles ne sont pas exactement les mêmes pour chacun
de nous, et pour une part collectives. La nécessité à la faveur de nos intérêts, de nos
philosophies, associée, le cas échéant à notre goût, se
construit dans (et avec) l'expérience, nous avons chacun nos
boussoles qui nous disent où sont le bien et le mal, le juste ou
l'erroné, le bon ou le mauvais, ou même s'il n'y en a pas... Mais
sans la carte et la boussole, nous ne pensons pas et n'agissons pas.
Nous ne sommes pas... C'est bien dans la rencontre et la mise en
commun que se construit la réalité dans laquelle on avance.
Mais
allons plus loin et voyons comment l'excellence du management voit
les choses en la matière et en use. La directrice de recherche en
management, Isabelle Barth, développait lors d'une de ses
conférences la différence qu'il était indispensable de faire entre
attitude et comportement.
La première, représentant une intention, ou traduisant un
état d'esprit, permet une évaluation selon trois
modes complémentaires : cognitif, émotionnel et conatif.
Ils ne sont pas observables directement, mais évaluables par
questionnement. C’est le “modèle” utilisé en marketing.
Elle citait, définissant ainsi l’attitude, cette propension à
acheter tel ou tel produit. Le second, le comportement est le passage
à l'acte.
Si
le comportement découle logiquement de l'intention, il n'en est pas
l'expression directe. On connaît des comportements différents de la
posture de "l'acteur". Celui-ci, peu enclin à accepter
certains clients étrangers, par exemple, les reçoit et commerce, de
fait, néanmoins avec eux. Certains étudiants déclarant haut
et fort une aversion certaine pour la tricherie, semblent en user
autant que les autres. De cette façon, certains consommateurs
peuvent déclarer avoir l'intention de se procurer tel ou tel
produit... et ne jamais le faire.
Nous
comprenons bien là l'insuffisance du système (si
tant est que cela existe vraiment, j'y reviendrai). Alors, que
manque-t-il à ce duo ? Il lui manque un troisième élément : la
posture, le fameux "d'où je parle" du sociologue, cet
élément porteur de toute la réalité de l'acteur. On y retrouve
toutes ses valeurs, son critérium, ses représentations sociales,
culturelles et individuelles élaborées et colorées dans la
confrontation à la "vraie vie". La posture porte
effectivement les différentes attitudes, concept dont nous n'avons
effectivement plus besoin. Je renvoie donc à mon article "La
vision guide mes pas".
Alors,
si l'on remonte le processus, c'est-à-dire le long de la
connaissance de sa propre posture et de celle de nos partenaires,
ceci devient très informatif. C'est particulièrement vrai sur la
façon dont chacun va lire et construire sa carte du monde, et donc
élaborer sa boussole. C'est exactement ce qui éclairera les
fondamentaux, et les représentations structurantes. C’est
à partir de ces prémisses que l’on sera en capacité d’apprécier
le “comment tout ceci s'articule sur sa carte”.
Ainsi, pour
résumer, en regardant son rapport à sa propre culture, on observera
quelle idéologie le sous-tend. En d’autres termes s'il est plutôt
d’essence plutôt matérialiste ou spiritualiste, s'il est plutôt
mécaniste ou "vivaliste", humaniste ou économiste,
rationaliste ou intuitif…
Cela vaut pour
l’émotionnel, tout en permettant d’apprécier l’endroit, plus
précis, où se trouvent les curseurs...
Nous pouvons
dire que le management, même de "haute couture", oublie
que les gens ne se traitent pas comme des objets, car ils se situent
bien dans le domaine du “vivant”.
On ne les traite
pas d'ailleurs, on travaille plutôt avec eux en toute intelligence,
apprenant ainsi, et par la même occasion, ce que sont leurs cartes
et leurs boussoles. Après, tout est plus simple…
“La
carte n’est pas le territoire”... Voilà qui nous renvoie à
Alfred Korzybski, le “père” de la “Sémantique Générale”,
mais ceci est une autre belle histoire…
Jean-Marc SAURET
Le mardi 9 juin 2020
Lire aussi : "Et si l'on laissait les gens partager la science ?"
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