Il
me souvient qu'enfant, nous étions nombreux autour de la table, le
matin, au petit déjeuner. Combien de fois ai-je entendu l'une de mes
sœurs ou l'un de mes frères me demander ainsi : "Fais-moi de
la place !". Combien de fois aussi ai-je pu prononcer cela, même
en d'autres circonstances, comme lors d'un spectacle, d'un jeu entre
nous ou dans un quelconque regroupement. Je l'ai entendu et aussi
prononcé à l'école et l'entends encore lors de pique-niques ou
repas entre amis.
Quand
je me suis mis en couple, j'ai accueilli ma compagne en lui libérant
de la place dans mon appartement, libérant des étagères dans le
placard, dans le buffet et le living, dans ma chambre, dans la salle
de bain, etc. Bref, je lui ai fait de la place pour qu'elle trouve
son espace et qu'elle y soit bien.
Quand
notre premier enfant est né, nous l'avons accueilli et nous lui
avons fait de la place. Nous lui avons dédié un espace, puis une
chambre, de la place dans les placards, dans la cuisine pour ses
affaires, etc. Bref, nous lui avons donné une place qu'il occupa
grandement. Il en fut de même pour le suivant. A chaque fois, avec
beaucoup de joie et de plaisir, nous
faisions de la place
au nouvel arrivant.
Quand
un ami, un parent, voire des copains, passent à la maison et que
nous souhaitons avec plaisir bien les accueillir, nous faisons de
même : nous libérons de la place pour que, le temps qu'ils sont là,
ils se sentent bien et confortables. Je suppose qu'il en va de même
chez vous.
De
la même façon, quand l'un de nous s'en va, pour quelque temps ou
pour toujours,... on "vit" ou voit alors une tout autre
situation.... Soit on lui garde sa place, soit celle-ci se referme…
et c'est plus ou moins simple à "vivre". Il faudra parfois
quelques rites de deuil pour reconsidérer cette place vide que,
parfois, on "gardera" en l'état à tout jamais...
Pourquoi
cela se passe-t-il ainsi ? Parce que nous voulons, -c'est ce que j'ai
évoqué-, que ces personnes se sentent bien. Et pourquoi le
voulons-nous ? Parce que nous les aimons, que nous avons de
l'affection pour elles, et que nous les considérons à une "bonne
place", à "la bonne place", auprès de nous et dans
nos cœurs. Alors nous la leur offrons.
On
peut se souvenir aussi de ces refus de laisser de la place à des
collègues… Ces collègues que nous n'apprécions pas. Je me
souviens encore de cette demande faite par mon voisin de réfectoire
à l'école : "Serre-toi ! Il y a Zozo qui arrive !...".
Car il n'était pas question que ce Zozo-là vienne s'asseoir près
de nous. Nous n'avions aucune envie de lui faire de la place...
Et
si aimer n'était que ça ? Donner de la place, de l'espace pour
vivre, partager l'espace... Et si refuser la place à quelqu'un
n'était que refuser qu'il soit digne d'amour, de reconnaissance,
d'affection ? Ceci me semble tout à fait développé dans notre
réalité sociale.
Que
faisons nous pour les "migrants" et autres "étrangers"
?, sinon juste leur fermer la porte. Certes on trouve toujours de
"bonnes raisons", ces alibis de mauvais aloi !
Et
ce en invoquant "justement", si l'on peut dire, le fait
qu'on ne peut accueillir toute la misère du monde... Tiens, la
personne a déjà disparu derrière "l'état" selon lequel
on la considère. Il n'y a plus une personne, juste une misère...
Comment
la compassion ou l'empathie peut-elle s'activer et se mettre en
place, si justement la personne disparaît de nos radars ? S'il y a
reconnaissance de l'état de "personne", alors, seulement,
la rencontre est possible. Sinon, dans le cas inverse, ce n'est qu'un
mur que l'on bâtit, ou un vide que l'on creuse devant ses pas.
Faire
une place c'est accorder physiquement à l'autre la place qu'il a
dans nos représentations, et donc dans nos cœurs. Nous lui ouvrons
alors un espace, voire un lieu même, où il sera et fera ce qu'il
voudra. Il s'agit d'un espace de liberté et d'autonomie... peut-être
pas d'indépendance car le partage, en référence à notre culture,
appelle des devoirs, sous forme de reconnaissance ou de partage
réciproque. Voilà peut-être pourquoi nous apportons de menus
cadeaux quand un ami nous accueille à dîner.
Pourtant,
quand nous libérons de la place, nous ne demandons rien, aucune
réciprocité. Ce n'est que la culture, l'empathie, le bon sens ou la
bienveillance qui invite l'accueilli à formaliser cette réciprocité.
Pas l'accueillant ! Si ce n'était pas le cas, nous ne serions pas
dans les conditions d'un accueil mais dans celles d'une location ou
d'une vente. Il s'agirait alors d'un contrat commercial : je te donne
en échange de ce que tu me donnes.
Il
ne s'agit donc là ni d'amour, ni de compassion, et pas davantage
d'une quelconque émotion. Il n'y a là ni accueil, ni confiance, ni
bienveillance, et les parties se protègent des risques que peuvent
représenter l'autre, cet "intrus" dans nos espaces. La
rupture du contrat fait des procès, des guerres et des combats
destructeurs. La rupture dans un accueil ne fait que des malheureux,
des âmes blessées, de la déception et de la souffrance d'abandon.
Nous nous sentons alors abusés, "dépossédés" de la
place que nous avions faite à l'autre. Ensuite viendront la rancœur
et le sentiment de trahison, mais ce ne sont là qu'un "construit",
postérieur en faut pansement sur ce moment de souffrance.
"Dépossédés"
? Avons-nous jamais jeté un dévolu de propriété sur cet autre ?
Ce seul point serait à réfléchir, car l'autre peut-il
m'appartenir, comme l'on possédait les esclaves, comme l'on possède
un jouet ? Il faudra vraiment repenser cela...
En
revanche, le plus bel accueil qu'il m'a été donné de vivre a été
chez des gens modestes, sans prétention, et le cœur grand ouvert :
au lieu de me faire une place, ils m'ont dit à mon arrivée : "Fais
toi de la place !" Cela signifiait que je pouvais, voire devais,
bousculer leur espace à mon goût, pour prendre l'espace dont moi
seul connaissais le besoin, voire seulement l'envie... Quelle
ouverture ! Quelle liberté offerte ! Quel accueil magnifique !
Alors,
pour demain, autour de nous, on fait quoi, et comment ?...
Jean-Marc
SAURET
Le mardi 12 mai 2020Lire aussi : "Nos interdépendances"
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