Effectivement,
nous nous accordons tous à dire que le langage est une activité
humaine. A cet effet, nous regardons les langues comme des "objets",
disposant d'une vie propre, associées par ailleurs à des évolutions
spécifiques.
Les
langues ne sont pourtant pas des objets. "Elles ne se
fossilisent pas" : c'est ce que disent les linguistes,
malheureux de ne pas trouver trace de nombre de langues anciennes,
voire de "la" langue originelle. Une autre forme de la
quête d'un Graal ?
Les
langues sont en fait, des activités conséquentes du vivre ensemble.
On n'utilise pas une langue ; on la pratique. Dans sa mise en œuvre,
cette activité renvoie à une autre : en l'espèce, à la
symbolisation du monde.
Cela
consiste à "rendre présent ce qui n'est pas là. Le mammouth
que l'on a vu, la salade à partager, ou à échanger contre un
silex.
Ce
peut-être aussi le projet que l'on forme, comme celui, par exemple,
de partir à plusieurs à la chasse. Ce pourrait être également une
perspective de cueillette dans un temps donné, etc.)
Certains
psychanalystes diront que ce qui est, "n'est que parce qu'on l'a
dit". En un mot, le mot, en lui-même, est créateur.
C'est
ainsi qu'apparaît la magie du langage. Mais il n'est un objet que
pour celui qui en use !... En soi, et "en tant que tel", il
n'en est pas.
Le
paradoxe n'est qu'apparent, car en effet nous ne pouvons pas traiter
les langues comme de simples objets. C'est pourtant ce que font les
linguistes, indissociables de leur fantasme qui consiste à tenter,
et toujours vainement, de retrouver la langue originelle. Vaste
programme, associé à cette tentative d'emprunt au modèle de la
généalogie, ou à l'évolution animale).
La
tentation, comme la tentative sont vouées à l'échec. C'est un peu
comme si nous cherchions le loisir premier des humains, voire la
sieste, la contemplation, les câlins des anciens. Non, même si cela
peut flatter le curieux, cela n'a évidemment aucun sens.
Il
en va ainsi de toutes les sciences : elle ne sont science qu'à
partir de l'objet et des faits. Qu'elles soient histoire, sciences
humaines, botanique, mécaniques, mathématique ou chimie, elles
cherchent toutes la preuve de leur objet. Sans cette démarche, il
n'y a pas de science. Or, si la réalité est toujours issue d'une
conscience, d'un regard, on la trouve nécessairement adossée à un
mythe associé à des dogmes.
Elle
est aussi étayée d'une liturgie qui la fait vivre (l'argument vaut
pour une civilisation).
Le
"dogme" de la la science, si je peux dire, c'est la
réalité, c'est a dire, un fait, un objet. La recherche est sa
liturgie.
Mais
il faut se détacher aussi du concept de fait, pour qu'émerge enfin
la réalité des choses : une réalité d'un "monde" pour
des gens qui le regardent.
Il
en va de même pour le langage, il s'agit en
l'occurrence d'une forme d'interaction. Cela signifie que nous sommes
en présence d'une activité convenue entre pratiquants. Citons ici
l'exemple des enfants sourds, scolarisés dans un établissement
spécialisé, près de Managua, au Nicaragua.
Dans
les années soixante-dix et quatre-vingt, ces enfants ont inventé
entre eux une langue des signes, propre à eux et tout à fait
efficace. Ce phénomène a beaucoup intéressé les linguistes car
ils avaient là le "moment de la naissance d'une langue"
(sic). C'est pour "rendre présent ce qui n'est pas là",
que ces enfants communiquent en accordant interactivement des gestes,
des signes et des pratiques signifiantes pour eux, et simplement pour
eux.
Nous
faisons la même chose, pour rendre compte de sensations, de
sentiments, de jugements, tous éléments propres au domaine de
l'immatériel. Quand le mots n'existe pas, on l'invente. C'est un
"glouglou" ou un "shmol", une onomatopée ou un
néologisme qui parle haut et fort.
Il
devient alors signifiant et éventuellement convenu. Du fait qu'il a
existé, il est devenu actif, et cet actif constitue maintenant une
références à laquelle se rapportent tous les usages suivants.
Nous
avons sous nos yeux un autre exemple. Une
manifestation que nous ne semblons pas voir, et qui pourtant dérange
quelque peu la société institutionnelle : ce sont les langages de
bandes. En l'espèce, ces groupes restreints, dans les marges de la
société, et que nous affublons du mot "Banlieues". Il s'y
crée lentement et progressivement un langage local et pragmatique,
collant à la réalité des sujets qui en usent et qui l'activent.
Que
dire aussi des langages
techniques qui vivent d'emprunts et de créations de mots singuliers
?
Il
me souvient avoir passé trois semaines dans une chambre d’hôpital
avec deux ouvriers allemands dont je ne connaissais pas la langue. Au
bout de quelques jours, nécessité oblige et désir de "vivre
ensemble" poussant, nous pratiquions un jargon efficace et bien
propre à nous trois. Peut être un "sabir" improbable, et
pourtant tout à fait efficace !
On
retrouve ce phénomène chez les voyageurs et aventuriers.
Oui,
la langue n'est pas un objet qui évolue en
soi, mais une activité dépendante de praticiens pour des objectifs
pratiques. Elle n'est pas un objet, ni un fait. C'est son usage qui
en est un. Et il intrigue par son caractère vivant, soit évolutif
et dynamique.
Je
vais vous consoler : il en va de même pour l’identité des gens.
C'est aussi une activité qui consiste à vérifier en permanence
l'image que l'on a de soi, des autres et du monde.
J'avais
à ce propos créé le mot de "identation" dans la
rédaction de ma thèse de sociologie. Il indiquait ainsi, que
l'identité n'est pas un "objet en nous" (ni "en
soi"), mais une activité constante dans le champ
social et en perpétuel devenir.
Si
la phrase raconte, et si le mot crée la chose,
il y a là un espace de liberté et d'autonomie bien plus large
qu'imaginé. Nous comprenons que la marge de créativité
(individuelle, sociale et collective) des personnes est
particulièrement puissante. Il y a donc un champ d'opportunité
immense à saisir. Certains le font.
Cela
nécessite à l'évidence, une prise de conscience générant un
changement de représentation de "soi dans le monde avec
d'autres". L'exercice n'est pas des plus simples à mettre en
œuvre,... et pourtant !
En
revanche, si l'on comprend la place et la puissance du mot dans le
vivre ensemble, et son impact sur les faits de société, alors la
co-création de langage qui est dans nos mains devient une puissance
"révolutionnaire" redoutable. Elle en devient
particulièrement créatrice et génératrice de réalités...
C'est
de cette façon, sur nos territoires, sans l'avoir conceptualisé,
que nombre de personnes, dans les populations, créent leurs
structures sociétales locales en totale autonomie.
Nous
sommes sur le "fait", sur "l'entre soi", dans une
confrontation à trois points : soi, l'autre et l'environnement (le
contexte). C'est là un "girondisme libertaire".
En
toute autonomie, naissent ainsi, un peu partout dans des villages,
des associations économiques et culturelles de type proudhonien. Les
gens se réunissent et co-créent d'abord l'idée qu'ils sont
co-propriétaires de leur "local", de leur "ici",
et maintenant...
A
partir de là ils rêvent d'un monde meilleur possible là et tout de
suite. Alors, ils le réalisent.
Nous
retrouvons là, le libertarianisme proudhonien, défait par le
massacre de la commune de Paris. C'est lui qui a laissé, sur cet
effondrement, la place à l'ascension du marxisme.
Perdu
par la violence, ce type de socialisme bien français revient par les
pratiques, sur les territoires. Il est vraiment temps d'en parler...
Jean-Marc SAURET
Bonjour Jean-Marc
RépondreSupprimerJe prends connaissance de ton article sur le langage. interressant puisque je t'écris. en revanche, il y a un autre langage qu'il faut aussi prendre en compte " Le silence"
J'ai beaucoup aimé ! J'ai coutume de dire que les histoires que nous nous racontons sont nos logiciels. Ces histoires, leur langage, peuvent être un vecteur d'aliénation. Par exemple, le vocabulaire de la gestion a tout envahi - "gérez votre vie sexuelle » ! Comment s'étonner que l'on se retrouve avec un monde dominé par l'économisme !
RépondreSupprimerThierry Groussin