Dans
mon précédent article intitulé : "Pourquoi les débatteurs
s’invectivent et se coupent la parole ?", j'exprimais mon
désir d'aller plus loin. Il est loisible, en l'espèce, d'aller
loin, bien plus loin. Mais partons de faits, ce sera plus simple.
La
journaliste, chroniqueuse, enseignante et agrégée de philosophie,
Natacha Polony, faisait récemment plusieurs remarques à la
commission parlementaire sur l’éducation. Invitée à témoigner
autour de son livre diagnostic sur l'école de demain * , elle fit
plusieurs constats à propos de l'autorité des enseignants. Si
ladite autorité disparaissait à l'école, cela résultait, selon
elle, du manque de croyance de ces enseignants dans leur mission. Ce
premier point posait déjà la question du sens… Le sens, associé
à cette incapacité pour lesdits enseignants, à apporter le
"savoir"… Ce savoir, qui reste le seul élément
susceptible de permettre aux élèves d'entrer en capacité de juger
et donc d'être libre.
Le
second point de son constat était lié au manque de sûreté de la
connaissance des enseignants, y compris dans leur propre matière (et
les matières connexes).
Elle
faisait remarquer que, dans ces populations, tant d'élèves que de
professeurs, la distinction entre savoir et opinion n'était plus
claire du tout. Il me semble, et c'est essentiel, que c'est bien là
un mal de société, sinon "le" mal de notre société. Il
s'avère particulièrement lourd, en termes de conséquences. Les
causes en sont suffisamment "éclairantes" pour que je les
développe même succintement.
C'est
à l'occasion de mes missions de conseil interne en management dans
la territoriale, (en conseil départemental et en enseignement), que
je suis parvenu à plusieurs constats.
A
l'occasion d'une analyse, par exemple, et en diagnostiquant telle ou
telle posture managériale, je revois mon interlocuteur, DRH ou
Directeur général, me rétorquer "qu'il ne s'agissait là que
de mon opinion" (sic)...
J'avais
beau commenter, donner les faits et les références, (en les
objectivant), expliquer, démontrer, qu'il s'agissait là d'une
connaissance du sujet et du terrain. Rien n'y faisait. Ce n'était
là, pour eux, jamais que mon opinion. On imagine les conséquences...
Il
est vrai que je "savais". Je savais comme on "sait"
en sociologie des organisations. Je savais que l'on ne connaît ou
comprend… "que ce que l'on sait déjà". Cependant, je
n'arrivais pas à dénouer le nœud de cette problématique, et donc
à trouver une issue positive. Un véritable nœud gordien ! Je ne
distinguais l'ouverture que bien plus tard, lors de mes enseignements
en université. C'est à ce moment que je découvris que mes
étudiants faisaient une analyse identique de mes propos. Ils
prenaient eux aussi ce que je disais sur l'évolution sociétale, la
dynamique des organisations, les interdépendances sociales, etc.
comme mes opinions.
Si
je commençais à vouloir leur expliquer la réalité des savoirs,
les plus incisifs me répondaient en disant " que ce n'était
que moi qui le pensais".
C'est
à cette occasion qu'il m'a fallu faire un petit cours sur la
démarche scientifique et la recherche, pour qu'ils réalisent que
l'opinion n'était que ce que l'on pensait (et parfois cette opinion
ne rimait à rien).
Le
savoir, quant à lui, était issu de démarches rationnelles et
structurées faites de recherche de la réalité. Celui-ci ne pouvait
s'acquérir qu'avec le temps, la patience et l'étude.
Comme
j'aimais alors à le dire : "Ce n'est pas parce que vous n'en
savez rien que vous n'en parlez pas"... Ça, c'est du domaine de
l'opinion. Mais quand il fallait faire une quiche lorraine, réparer
son smartphone ou plancher sur un devoir, il fallait alors s'appuyer
sur ses apprentissages et c'était là que se trouvait le savoir.
Je
poussais donc le bouchon plus loin et leur expliquais que le savoir
s'appuyait tant sur les théories apprises (savoir) que sur
l'expérimentation et les différentes pratiques faites en
corrélation. On entrait alors dans la connaissance. Il s'agissait
donc de traiter les faits avec méthode et non de "croire".
La même confusion existe entre "faits" et "croyances".
Il en va de même entre "opinions" et "connaissances".
Il s'agit bien du même phénomène.
La
dégradation de nombre de relations sociales vient aujourd'hui de
cette large confusion "idiote", à mon sens, entre opinions
et connaissances. Dès lors, tout le monde est expert et l'enseignant
n'est plus qu'un animateur. Et pour le dire, les plus lettrés
prenaient parfois Socrate ou Platon à témoin. Le "je sais que
je ne sais rien" est une connaissance consciente du vide que
constitue tout ce que je ne sais pas. Alors devant sa vastitude, ce
sentiment de ne rien savoir s'avère fort et prégnant. Mais faut-il
encore le savoir...
Dans
une société où tout n'est qu'opinion, toutes les dérives et
ignorances, bêtises et absurdités sont possibles. "Il n'y a
plus de limite à la connerie", comme l'écrivait Audiard.
Dans
un groupe de réflexion, pour avoir plus de fluidité dans mes
présentations, j'avais pris l'habitude d'utiliser quelques
citations, histoire d’asseoir mon propos sur plus grand que moi.
Comme l'aurait dit Bernard de Chartres, il s'agit de "monter sur
les épaules des géants pour voir plus loin".
Plusieurs
de mes collègues, peut-être pour d'autres raisons, pratiquaient eux
aussi l'art de la citation. Tant et si bien qu'un rapporteur me lança
un jour "Je n'aime pas tous ces gens qui ne pensent que par
citations. Pourraient-ils penser par eux-même ?" Je lui
répondis, en aparté, que les citations permettaient juste quelques
raccourcis de démonstrations puisque d'autres l'avaient très
intelligemment fait avant nous et avec talent. Il s'agissait juste de
s'appuyer sur des travaux d'autres talentueux prédécesseurs dont on
avait appris.
Mais
l'individuation consumériste dans notre évolution sociétale
postmoderne a fait exploser ces liens de savoirs que certains
seulement arrivent alors à transformer en connaissances.
Aujourd'hui,
tout le monde peut dire n'importe quoi sur n'importe quoi puisque
tout ceci n'est qu'opinion. Dans ces conditions, le savoir n'a plus
de raison d'être, il se dégrade et disparaît. Nous sommes si
"prothétisés" de partout que les savoirs et connaissances
ne sont que quelques trucs et astuces que l'on trouve sur internet...
Dramatique déconstruction de l'intelligence et de la liberté.
Dans
les débats, on ne voit qu'affrontements d'opinions mais aucune
reconnaissance du savoir de l'autre, qui passe dans ce cas,
totalement inaperçu. On n'y voit aucun respect ni perçu de
l'endroit "d'où il parle". Ses références, son histoire,
son parcours, ne sont fouillés que pour mieux le souiller, le
contredire ou le compromettre. Le débat n'est qu'un combat d'ego. Où
est la recherche de la vérité, du vrai, du beau, de la raison ?...
Nous avons non seulement perdu le sens de nous-même, mais aussi le
chemin vers une progression et donc le progrès.
Les
affrontements d'ego et de vérités privées n'ont qu'un seul but :
"Avoir raison de l'autre". Mensonge, trucages, calomnies,
insinuations, découpages des propos, tout est bon pour discréditer
l'opinion de l'autre. Effectivement, dans un monde où il n'y a que
des opinions, tout est permis. C'est bien cela, la substitution de la
connaissance par l'opinion. Elle peut se résumer dans cette
expression souvent entendue : "Et si j'ai envie ?"
Il
ne peut plus y avoir de débat mais uniquement des affrontements
stériles. Il ne peut plus y avoir d'enseignement, mais seulement de
la publicité inutile. Il ne peut plus y avoir de réflexion mais
exclusivement une circulation d'informations douteuses. Il ne peut
plus y avoir de confiance, mais de la suspicion dans des stratégies
de concurrence, et de rivalité. Le sens, décidément nous échappe.
Peut-être sommes nous en présence d'un nouveau sport national...
La
seule chose qui rendra "l'autorité" à nos responsables de
tous ordres (enseignants, patrons, managers, dirigeants, juges, etc.)
est propre à la restitution de la place du savoir. Elle est
indissociablement liée à la connaissance, en lieu et place des
opinions qui nous mènent ineluctablent dans le mur…
Ce
n'est pas exactement par hasard, si tous les pouvoirs totalitaires en
usent et abusent . Au plus bas de l’échelle, parmi nos gilets
jaunes, combien savent déjà qu'on ne peut pas tout savoir ?
Beaucoup
d'entre eux ont fait montre du leur en aidant l'un ou l'autre de ses
collègues, sur les ronds points, soit pour réussir un jardinage,
réparer une tronçonneuse, ou un véhicule… ? Ceux-là savent que
le savoir existe et comme ils disent, "On ne nous la fait pas à
l'envers"...
* Natacha Polony, "Le pire est de plus en plus sûr, enquête sur l'école de demain," 2011, Mille et une nuits, Col. Essai
La description de cette dérive me fait penser au puits d’Enfer, la faille dans une falaise près des Sables d’Olonne. Par tempête, la mer y produit une écume qui n’a rien à envier aux blancs d’oeuf battus en neige. L’eau, ce sont les mots et les opinions (et non les connaissances), la tempête: les émois des internautes, la faille: les réseaux sociaux. J’ajoute que, dans cette faille, on retrouva jadis un corps dans une malle!
RépondreSupprimerThierry GROUSSIN