Une
enquête, présentée sur une grande radio d'information, faisait
état d'un changement de comportement des consommateurs, ceux-ci
étant identifiés comme étant davantage en quête de sens. Le
présentateur précisa aussitôt qu’ "il ne s'agissait
aucunement d'une recherche de plus de “raison d'être”, car ceci
n'avait pas de sens,... mais d'une meilleure relation
client-fournisseur, avec plus d'écoute et d'accueil."
L’affirmation me laissa perplexe...
Je
me souviens de cette petite phrase si juste du journaliste Didier
Porte : "le capitalisme a besoin que nous
ayons envie de ce dont nous n’avons pas besoin." Voilà
pourquoi, même les sondeurs et les prétendues études sociologiques
sur notre économie "oublient" (volontairement, peut-être)
de traiter de la raison d'être des choses, des produits, des
services, et des marchés,...
mais aussi la nôtre.
Alors,
pensez le sens de ses actions dans les modes de production actuels,
parler de la raison d'être des entreprises et de celle
des "œuvreurs" (sens
premier d'ouvrier) dans lesdites entreprises devient donc
totalement incongrue.
Et
pourtant, c'est bien cette réponse-là que nous avons perdue…
celle dont justement nous avons tant besoin. Alors, les questions
reviennent "par la bande" : Que faisons-nous là ? Pourquoi
nous le faisons ? C'est pour quoi faire ? Ça sert à quoi ? Qui
sommes-nous ensemble ? Pourquoi on nous parle de ça ? mais aussi :
Pourquoi on ne nous en parle pas ? Etc. Voilà que toutes ces
questions remontent à la surface sociale par les canaux les plus
divers, que ce soient ceu des gilets jaunes, ou de quelques
honnêtes policiers ou gendarmes, voire de tout un chacun.
Oui,
si la question du sens nous occupe tout un chacun, elle a totalement
quitté notre système sociétal. Dans les systèmes gestionnaires de
nos organisations que produit le "management comptable"
actuel, personne ne sait à quoi il sert ni à quoi sert
l'organisation dans laquelle il et elle opère.
J'ai
longuement donné des cours de management à des cadres et cadres
supérieurs de la territoriale (et
autres). Chaque fois que j'ai posé la question : "A quoi
servent nos entités ? … nos institutions communales et
départementales ? Je me suis trouvé devant un mur de silence rompu
par quelques réponses hésitantes de type : "...le service
public ?"
Il
est exact que la vocation d'une commune et d'un département
s'inscrit dans une mission de service public. Mais quel
est ce service pour lequel les personnes et les institutions sont là
? J'ai dû à chaque fois faire œuvre de pédagogie pour amener les
participants vers une réponse factuelle, audible et crédible. Cela
pourrait s’apparenter à quelque chose de l'ordre de : "Assurer
le développement économique et social du territoire"... Ce qui
me paraît constituer la moindre des définitions, car c'est bien là
que s'en trouve le sens. Alors, tous en convenaient, mais chacun de
dire aussi : "Personne ne nous en parle. Vous savez, on trouve
tout seul notre sens au travail !"...
Dans
l'audit social que j'ai mené dans un département (mais j'ai bien vu
que cela valait pour les autres), chaque fonctionnaire territorial
disait trouver son sens au travail dans son activité immédiate, à
l'aune de la "confrérie" des collègues. C'est dans leurs
échanges et leurs partages que le sens s'élabore. Ainsi, les
travailleurs sociaux, les travailleurs des routes, les gestionnaires
RH, racontent, souvent avec fierté et bonheur, leur raison d'être,
c'est-à-dire ce qu'ils font, ce à quoi ils servent, ce à quoi ils
sont utiles. Et chacun puise ce contenu-là dans "l'évidence du
quotidien".
Personne
ne leur a donné le sens de l'action de leur service, ou de leur
direction. Mais, eux-même dans les échanges professionnels, font
perdurer “la question du sens”, celle qui justement leur est
propre, en la prolongeant. Gageons d’ailleurs que ce ne serait
peut-être pas tout à fait celle que formuleraient leurs
dirigeants... Bon nombre d'entre eux ajoutent dans les entretiens
qu'il s'agit là de la meilleure raison de se lever le matin pour
venir au boulot...
Alors
que ma direction me confiait la création
d'un service "Management et conditions de travail" au
département où j'exerçais, il me souvient avoir commencé par là
: la question du sens. J'ai commencé par écrire un texte fondateur
précisant ce que visait l'activité de ce service. En résumé :
"agir pour développer partout du bien-être au travail et pour
une efficience accrue en direction des citoyens". (C'était là
l'orientation du management que je me proposais de développer dans
l'institution). J'y déclinais ainsi les orientations et les moyens,
comme la formation au management, l'accompagnement des managers, la
médecine du travail, la communication interne, etc.
Quand
j'ai présenté le projet, une médecin, la plus ancienne personne
parmi nous, me reçut par ces seuls mots : "Ton truc, ça ne
marchera pas, ça ne tient pas la route...". La partie semblait
difficile. Alors j'ai pris mon temps et nous avons fait seize
réunions de travail en commun, allant de la raison d'être jusqu'à
l'organisation managériale et physique du service. Nous avons même
évoqué la question (essentielle) des locaux. Au bout de la seizième
réunion de travail, alors que le DRH me pressait, la même personne,
(la plus ancienne), nous dit : "Voilà, nous tenons notre projet
!" et la mise en place était partie. Nous étions passés,
grâce à ce travail collectif pratique, sur la raison d'être dans
toutes ses déclinaisons, du "ton truc" à "notre
projet".
Récemment,
une ancienne collaboratrice me racontait "l’univers" dans
lequel elle évoluait : "Personne ne sait plus à quoi il sert,
me disait-elle. Personne n'a d'objectif de réalisation. Nous
croulons sous les objectifs de gestion. Le sens de l'oeuvre a
disparu. Nous vivons dans une agitation gestionnaire et comptable.
C'est tout. Tu es vraiment parti au bon moment..." J'en
souffrais, et voilà pourquoi je garde toujours un œil attentif sur
le monde, sur les évolutions sociétales, grâce aux différents
contacts que j'entretiens avec le terrain.
Si
je devais faire une "synthèse" de ce constat, je dirais
que nous somme face à une société de la "seule consommation",
où son sens et sa raison d'être s'épuiseraient dans cette seule
perspective. Les gens eux-même "consomment" leur
environnement sociétal comme ils sont consommés par lui. Tout
échange, tout lien social, passe par ce principe de consommation.
Cela laisse augurer de longues et pénibles frustrations, et de
lourdes désorientations...
Mais
l'observation ne s'arrête pas là, bien entendu. Dans nombre
d'études qui ont été conduites sur des gens "qui se pensent
heureux dans leur vie", on constate qu’ils sont quasiment tous
impliqués dans des activités de type bénévolat. Pourquoi cette
coexistence de bonheur et de bénévolat ? Parce que ce système-là
a l’avantage de tisser, autour d'une forte raison
d'être, des liens sociaux interpersonnels très forts au sein de
communautés vivantes, actives et présentes. Par cela, il offre la
particularité de renforcer l’estime de soi chez la personne dès
lors qu'elle se sent utile. Voilà qu'ici la question du sens est non
seulement traitée, mais honorée, mise en avant, priorisée.
De
manière fortuite, nous avons constaté que ce
phénomène de lien social, de construction du sens “autour d'une
oeuvre”, avec cette expérimentation d'un sens partagé, était
très présent sur les ronds-points des gilets jaunes. C'est très
certainement ce qui a pu faire le plus peur à nos gouvernants :
l'émergence d'un monde fort d'une autre raison d'être dans
leur "démocratie libérale totalitaire" au seul profit de
quelques-uns.
Nos
gouvernants se disent libéraux. Ils se disent démocrates. Et ils
font tout pour éteindre l'émergence de pensées autres que les
leurs. Les grands débats qui nous ont été proposé sont des
explications de texte où un "maître" (ou un
"gourou"), développe ses
explications, valide et invalide les arguments, trie les causes en
recevables ou non, jette l'anathème sur les contestations,
etc. Je repense à cette phrase ignoble : "On ne peut pas parler
de violences policières dans un état de droit !". Eh bien oui,
on aimerait bien pouvoir ne plus en parler... Ce serait mieux...
Mais
pourquoi tous ces dérapages, pourquoi toutes
ces pertes de sens ? Parce que notre société dite libérale n'en a
plus. Parce que le seul objectif actuel consiste désormais en la
conquête de bénéfice et de pouvoir pour encore plus de richesses
pour quelques-uns. Toute "raison d'être" serait
l'ouverture d'une brèche pour la déconstruction de ce
totalitarisme-là. S'oppose alors la puissance de domination à la
puissance de réalisation. Laquelle choisissons-nous ?
Dans
ces conditions, que pouvons-nous faire ? Que devrions-nous faire ? La
réponse nous est donnée par ce que font les alternants culturels.
C’est justement ce que font bon nombre de gilets jaunes :
construire, dans le "bac à sable" de cette société
décadente, un nouveau monde d'acteurs solidaire et libertaire. Ce
dernier terme me semble mieux approprié que "libéral". Si
celui-ci souhaite libéraliser les comportements guerriers des plus
riches, celui-là nous dit clairement que nous n'avons pas besoin de
dirigeants, que nous sommes en mesure de développer un monde
efficace en toute fraternité. Tiens, pendant ce temps, on voit que
ce dernier terme s'effrite sur le fronton de nos
institutions...
Jean-Marc
SAURET
Le
mardi 12 novembre 2019
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