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"L'invention du capitalisme" par Yasha Levine


L’invention du capitalisme :
comment des paysans autosuffisants ont été changés
en esclaves salariés pour l’industrie



La doctrine économique de notre culture stipule que le capitalisme est synonyme de liberté individuelle et de sociétés libres, n’est-ce pas ? Eh bien, si vous vous êtes déjà dit que cette logique était une belle connerie, je vous recommande la lecture d’un livre intitulé The Invention of Capitalism (L’invention du capitalisme, non traduit), écrit par un historien de l’économie du nom de Michael Perelman, contraint de s’exiler à Chico State, une université perdue dans la Californie rurale, pour son manque de sympathie envers l’économie de marché. Perelman a utilisé son temps d’exil d’une des meilleures manières possibles, explorant et fouillant les travaux et la correspondance d’Adam Smith et de ses contemporains afin d’écrire une histoire de la création du capitalisme allant au-delà du conte de fées superficiel qu’est La Richesse des nations ; il nous propose ainsi de lire les premiers capitalistes, économistes, philosophes, prêtres et politiciens dans leurs propres mots. Et ce n’est pas beau à voir.

L’étude de l’histoire expose clairement le fait qu’Adam Smith et ses amis partisans du laisser-faire étaient en fait une bande de crypto-étatistes, qui avaient besoin de politiques gouvernementales brutales pour contraindre la paysannerie anglaise à devenir une main d’œuvre capitaliste docile prête à accepter l’esclavage salarial.

Francis Hutcheson, duquel Adam Smith apprit toute la vertu de la liberté naturelle, écrit : « c’est un des grands desseins des lois civiles que de renforcer les lois de la nature par des sanctions politiques… La populace doit être éduquée et guidée par les lois vers les meilleures méthodes dans la gestion de ses affaires et dans l’exercice de l’art mécanique. »
Eh oui, au contraire de ce qui est souvent suggéré, la transition vers une société capitaliste ne s’est pas faite naturellement ou sans douleur. Les paysans anglais, voyez-vous, n’avaient aucune envie d’abandonner leurs communautés rurales et leurs terres afin de travailler pour des salaires plus que précaires dans d’atroces et dangereuses usines, installées par une nouvelle et riche classe de propriétaires terriens capitalistes. Et pour de bonnes raisons. Selon les estimations fournies par Adam Smith lui-même, avec un salaire ouvrier dans l’Écosse d’alors, un paysan d’usine devait trimer plus de trois jours durant pour pouvoir se payer une paire de chaussures produites commercialement. Autrement, il pouvait fabriquer ses propres chaussures traditionnelles en utilisant son propre cuir, en quelques heures, et passer le reste du temps à s’enivrer à la bière. Quel cruel dilemme.

Seulement, pour faire marcher le capitalisme, les capitalistes avaient besoin d’une main d’œuvre peu chère et abondante. Que faire alors ? Appeler la Garde Nationale !

Face à une paysannerie qui ne voulait pas être réduite en esclavage, philosophes, économistes, politiciens, moralistes et hommes d’affaires commencèrent à plébisciter l’action gouvernementale. Avec le temps, ils mirent en place une série de lois et de mesures calibrées pour forcer les paysans à se soumettre en détruisant leurs moyens d’autosuffisance traditionnels.
« Les actes brutaux associés au processus de dépossession de la capacité d’une majorité de la population à être autosuffisante apparaissent bien éloignés de la réputation de laisser-faire de l’économie politique classique, écrit Perelman. En réalité, la dépossession de la majorité des petits producteurs et la construction du laisser-faire sont étroitement liés, à tel point que Marx, ou du moins ses traducteurs, donnèrent un nom à cette expropriation des masses : « l’accumulation primitive ». »

Perelman souligne les nombreuses politiques qui forcèrent les paysans hors de leurs terres — de la mise en place des Game Laws (lois sur la chasse) empêchant les paysans de chasser, à la destruction de la productivité paysanne par la division des communs en parcelles plus petites — mais les parties les plus intéressantes du livre sont incontestablement celles où le lecteur découvre les complaintes et autres gémissements des collègues proto-capitalistes d’Adam Smith se lamentant de ce que les paysans sont trop indépendants et à leurs affaires pour pouvoir être efficacement exploités, et essayant de trouver un moyen de les forcer à accepter une vie d’esclavage salarial.

Ce pamphlet de l’époque illustre bien l’attitude générale des capitalistes envers les paysans autosuffisants et prospères :
« Posséder une vache ou deux, un porc et quelques oies exalte naturellement le paysan… À flâner après son bétail, il devient indolent. Des quarts, des moitiés, voire des journées entières de travail sont imperceptiblement perdues. La journée de travail devient repoussante ; et l’aversion augmente avec la complaisance. Enfin, la vente d’un veau ou d’un porc à moitié nourri donne les moyens d’ajouter l’intempérance à l’oisiveté. »

Tandis qu’un autre pamphlétaire écrivait :
« Je ne peux pas concevoir de plus grande malédiction pour un groupe de personnes que d’être jeté sur un terrain où la production des moyens de subsistance et de la nourriture serait principalement spontanée, et où le climat ne requerrait ou n’admettrait que peu de vêtements ou de couvertures. »

John Bellers, « philanthrope » quaker et penseur économique, considérait les paysans indépendants comme une menace l’empêchant de contraindre les pauvres dans des usines-prisons où ils vivraient, travailleraient et produiraient un profit de 45% à destination des aristocrates propriétaires :
« Nos Forêts et grands Communs (poussent les Pauvres qui y habitent à devenir presque des Indiens) et sont une menace à l’Industrie, ainsi que des Berceaux d’Oisiveté et d’Insolence. »

Daniel Defoe, écrivain et commerçant, notait quant à lui que dans les Highlands écossais, « on était extrêmement bien fourni en provisions […] gibier à foison, en toute saison, jeune ou vieux, qu’ils tuent de leurs pistolets quand ils en trouvent ».
Pour Thomas Pennant, un botaniste, l’autosuffisance gâchait une population paysanne sinon parfaitement correcte :
« Les mœurs des indigènes des Highlands peuvent être résumées en quelques mots : indolence maximale, sauf lorsqu’ils sont stimulés par la guerre ou par quelque amusement. »

Si avoir un estomac bien rempli et une terre productive constituait le problème, alors la solution pour bien dresser ces faignants était évidente : virons-les de leurs terres et affamons-les !

Arthur Young, auteur populaire et penseur économique respecté par John Stuart Mill, écrivait en 1771 qu’il « faut être idiot pour ne pas comprendre que les classes populaires doivent être maintenues dans la pauvreté, sans quoi elles ne seront jamais laborieuses ». Sir William Temple, politicien et patron de Jonathan Swift, était d’accord et suggérait qu’il fallait taxer la nourriture, autant que possible, afin de sauver les classes populaires d’une vie « de paresse et de débauche ».

Temple défendait également le travail des enfants à l’usine, dès quatre ans, arguant « qu’ainsi, nous espérons que la nouvelle génération sera si bien habituée à l’emploi permanent qu’il lui sera, à terme, agréable et divertissant. » Pour d’autres, quatre ans, ce n’était pas assez. Selon Perelman, « John Locke, souvent vu comme un philosophe de la liberté, défendait le travail dès l’âge de trois ans ». Le travail des enfants excitait également Defoe, qui se réjouissait de ce que « des enfants de quatre ou cinq ans […] pouvaient chacun gagner leur propre pain ». Mais trêve de digression.

Même David Hume, le grand humaniste, vantait la pauvreté et la faim comme des expériences positives pour les classes populaires, et blâmait même la « pauvreté » de la France sur son climat favorable et ses sols fertiles :
« Les années de pénurie, à condition qu’elle ne soit pas extrême, on observe toujours que les pauvres travaillent plus, et vivent réellement mieux. »

Le révérend Joseph Townsend croyait que restreindre l’accès à la nourriture était la voie à suivre :
« Contraindre [directement] et juridiquement [au travail] […] est reçu avec trop de protestations, de violences et de bruit, […] tandis que la faim est non seulement un moyen de pression paisible, silencieux et incessant, mais en tant que meilleure motivation naturelle au travail, elle appelle les plus puissants efforts […]. La faim dompterait les plus rebelles des animaux, elle inculquerait décence et civilité, obéissance et assujettissement aux plus brutaux, aux plus obstinés et aux plus pervers. »

Patrick Colquhoun, un marchand qui monta la première « police de prévention » privée d’Angleterre pour empêcher les travailleurs des docks d’arrondir leurs maigres salaires avec de la marchandise volée, fournit ce qui est peut-être l’explication la plus lucide sur la manière dont la faim et la pauvreté sont corrélés à la productivité et la création de richesse :
« La pauvreté est l’état et la condition sociale de l’individu qui n’a pas de force de travail en réserve ou, en d’autres termes, pas de biens ou de moyens de subsistance autres que ceux procurés par l’exercice constant du travail dans les différentes occupations de la vie. La pauvreté est donc l’ingrédient le plus nécessaire et indispensable de la société, sans lequel les nations et les communautés ne pourraient exister dans l’état de civilisation. C’est le destin de l’homme. C’est la source de la richesse, car sans pauvreté, il ne pourrait y avoir de travail ; et il ne pourrait donc y avoir de biens, de raffinements, de conforts, et de bénéfices pour les riches. »

La formule de Colquhoun est si juste qu’elle mérite d’être répétée. Car ce qui était vrai à l’époque l’est encore aujourd’hui :
« La pauvreté est donc l’ingrédient le plus nécessaire et indispensable de la société […], c’est la source de la richesse, car sans pauvreté, il n’y aurait pas de travail ; et il ne pourrait donc y avoir de biens, de raffinements, de conforts, et de bénéfices pour les riches. »
Yasha Levine

Traduction : Alice Tréga
Édition : Nicolas Casaux


Mis en ligne le samedi 10 août 2019

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