Le
psychiatre québécois Eric Berne (ou Léonard Bernstein de son vrai nom) a fait
une description bien utile des rôles (relationnels), et
des jeux de rôles qui s'organisent en sociétés. L'enfant joueur ou
espiègle, fort de sa faiblesse, ou séducteur par sa
victimisation, séduit et/ou agace l'adulte. Qu’il
soit sérieux, prévenant, organisateur,
innovant ou transgresseur, il s'arrange avec les
règles et les lois dans un pragmatisme personnel utile. C’est
dans ces conditions qu’il “provoque” le parent,
propriétaire et projeteur de la loi et des règles. Par la “non
prise en compte" des bonnes manières de faire, des
procédures, et des finalités morales, l'adulte ou le parent
“interpelle” l'enfant qui s'en joue...
Stephen
Karpman, disciple et contradicteur de Berne, va organiser en un
"triangle dramatique" les rôles qui se jouent justement
entre ces facettes de personnalités. Il formalisa ces jeux de rôles
autour de « La
victime (qui)
apitoie, (écrit la psychosociologue Christel
Petitcollin), attire,
énerve, excite. Le bourreau attaque, brime, donne des ordres et
provoque la rancune. Le sauveur étouffe, apporte une aide
inefficace, crée la passivité par l’assistanat. »
Ce
triangle, où les rôles tournent et se succèdent, semble
organiser en lui même, toute la vie sociale.
Pour
donner à voir ce fonctionnement dramatique
circulaire, j'utiliserai une petite fable. A table,
l'enfant mange en jouant avec son assiette et ses couverts, le papa
s’en agace et menace de priver de dessert l'enfant s'il ne
cesse pas illico ce jeu stupide. Comme l'enfant se mets à pleurer,
la maman vient le sauver, prétextant -auprès du papa-, que
c'est sa façon à lui de s'alimenter, et qu'il vaut mieux le laisser
faire car, au moins, il mange.
Comme
le père ne veut rien entendre, la mère le sermonne vivement, en
profite pour remettre sur la table "les derniers couverts", et
le menace à son tour s'il ne cède pas. Mais l'enfant se glisse
auprès de sa maman et lui susurre à l'oreille avec un tendre
sourire : "Papa, il l'a pas fait exprès". Ainsi le
bourreau devient victime, le sauveur devient bourreau et la victime
devient sauveur...
Il
se trouve que nous retrouvons ce jeu de rôles dans les comportements
politiques et sociaux. Ainsi un président se sent victime de
manifestants qu'il voit le menacer, et tente de contenir le mouvement
dans un mode de défense de victime qui se débat. Les manifestants,
parce qu'ils se sentent agressés, méprisés, agressent le président
et menacent de venir le chercher.
Nombre de
journalistes et parlementaires tentent de sauver le président en
diabolisant les manifestants, devenus alors victimes des médias et
des politiques. Les manifestants-victimes agressent alors les
parlementaires et les journalistes, les traitant de “vendus”,
si ce n’est pire…
Le
gouvernement, pensant sauver parlementaires
et réputés bons médias (la République,
peut-être), lâche sur les manifestants les spécialistes du
maintien de l'ordre,... que viennent “sauver” quelques
black-blocs autour de la place de l'Etoile.
Le
gouvernement est alors réellement menacé et envoie dans la rue les
spécialistes des violences urbaines : les BAC. Ces dernières ne
feront pas de distinction et, usant de leur savoir-faire spécialisé,
traiteront manifestants paisibles et violents de la même
manière : la seule qu'ils connaissent. Les manifestants,
terrorisés par ces violences policières, deviennent les nouvelles
réelles victime du système de répression, avec un nombre
surprenant de mutilés, d’éborgnés et d'estropiés. Le système
en spirale s'emballe. Il s'envenime et s’aggrave...
Les
groupes de défense des droits de l'homme européens et
onusiens (sauveurs) vont réclamer des comptes à l'Etat français
qui se considérera alors victime d'une ingérence malheureuse. Les
policiers se plaindront d'être victimes d'un commandement
irresponsable et de manifestants hyper violents ou ingérables.
Lesquels manifestant se diviseront en différentes
tendances et s'agresseront mutuellement en se jetant les
anathèmes les plus divers. Etc.
C'est
particulièrement résumé mais le triangle dramatique de Karpman
nous est bien utile pour comprendre calmement la dynamique tournante
dans ce phénomène social complexe. Il n'y a effectivement pas les
méchants d'un côté et les bons de l'autre, même si chacune des
parties en parlera ainsi. Pour défendre les victimes de bourreaux,
le sauveur devient le bourreau des bourreaux qui, de ce fait,
deviennent les victimes du sauveur. Dont acte...
Le
pire, c’est que les protagonistes regardent tous le phénomène,
comme étant la conséquence des actes des autres. Le malheur
vient toujours de l'extérieur: “la faute à l’autre…”.
Il
me revient cette phrase du sociologue Michel Maffesoli : "L'anomique
d'aujourd'hui est le canonique de demain". Il ne me semble pas
qu'il ait tort. Et si nous voulons nous en prévenir,
défaire le cercle vicieux, il nous faudra déconstruire les
mécanismes de cet "anomique", de façon qu'il ne
devienne justement pas la référence des comportements sociaux de
demain. Pour cela, bien que nous n’effacions pas pour
autant le phénomène de précédent, il nous faut mettre
en place le remède, c'est à dire : comprendre.
C'est
ce que nous avons tenté de faire là de manière seulement
embryonnaire. Que chacun, maintenant, prenne sa part sans jamais
condamner qui que ce soit, mais en tentant de voir les rôles
ordinaires joués par les uns et par les autres lors de chaque phase.
Cette approche par les outils d'intelligence sociale nous évite le
parti-pris et l'anathème... lesquels nous perpétueraient
dans le cercle vicieux du triangle dramatique.
Mais
faisons sans tarder : la psychogénéalogiste Anne
Ancelin-Schützenberger nous informe que des événements douloureux
et difficiles, comme l'esclavage, les massacres d'amérindiens et
autres génocides, laissent des traces transgénérationnelles. Par
exemple, écrivait-elle, le type d'actes génocidaires, comme les
croisades et autres discriminations mortifères, ressenties par
des musulmans actuels comme "un
massacre d’innocents", pourrait
expliquer les mouvements extrémistes actuels tout aussi génocidaires
que lesdits "islamistes" tels que Daesh et Al-Qaïda.
Alors
ces dernières “guerres mutilatrices” contre les gilets
jaunes ne nous prépareraient-elles pas à des lendemains cruels,
encombrés de "répliques sismiques", qui nous feraient
bien déchanter ?...
Pour
en sortir ? Sans doute, faudra-t-il faire un énorme
travail de conscience, comprendre les situations toxiques qui peuvent
nous mener à l’épuisement stérile.
Ces outils
sociologiques-là peuvent nous y aider : poser les faits et laisser
se taire les jugements et les rancoeurs. Les caricatures que nous
offrent les jugements et les rancoeurs, sont confortables mais elles
ont la “qualité” de basculer la plupart du
temps, et de façon exponentielle dans le tragique,
avec cette aspiration vertigineuse à la
violence... Alors, on se pose ?...
Jean-Marc SAURET
Le mardi 18 juin 2019
Lire aussi : "Coacher n'est qu'une question de posture"
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