Dans
les organisations comme dans nos vies courantes, nous avons à nombre
de moments, et bien plus que nous n'en avons l'impression, besoin de
prendre des décisions. L'auteur et conférencier, Bruno Jarrosson
nous fait remarquer que décider ou ne pas décider, c'est encore
décider. Il existe de nombreux types
d'exercice d'entraînement sur ce thème, notamment celui
qu'un jour me posa un directeur d'entreprise : le dilemme
du tramway. Il me demanda ce que je ferais si j'étais dans la
situation suivante : "Vous conduisez un tramway lancé à grande
vitesse. Vous arrivez à un embranchement. Sur la voie principale se
trouve un groupe de cinq personnes qui marchent sur la voie. Vous
pouvez, en appuyant sur une pédale changer de voie et prendre une
secondaire où se trouve une personne allongée sur la voie. Que
faites vous ?"
Ce
dilemme relève de la logique kantienne dont le philosophe parle dans
sa "Critique de la raison pratique". Il y développe que
toute décision doit pouvoir s'ériger en loi universelle. Ce que
l'on va décider doit pouvoir être applicable à toute autre
situation parce que relevant de principes universels. La loi de
Moïse, par exemple, relève de cette philosophie là, quand
il donne les dix commandements comme divins. Ici, les lois morales
dépassent les cas singuliers, personnels ou individuels. Ainsi, dans
le monde occidental, toutes les problématiques sont jugées à
l'aune de ce principe d'universalité : "Tu ne tueras point. Tu
ne voleras pas. Tu ne convoiteras pas la femme de ton proche..."
Etc.
Dans
ces conditions, comment ai-je répondu à ce directeur qui
voulait me tester ? Je lui ai posé un certain nombre de questions
dont il ne possédait pas les réponses. Comme, par exemple :
-
Quel temps fait-il, beau ou mauvais, soleil ou pluie ?
-
Sommes nous dans un lieu touristique ou dans une ville où la
population est habituée à la circulation des tramways, ou autres ?
Le
directeur était totalement incapable de répondre à la
moindre de mes questions et me rétorquait que ce n'était pas là le
problème. Il revenait immanquablement à sa question initiale : "Que
faites vous ?"
Je
lui posais alors ma question de fond : "Prenez vous toutes vos
décisions sans tenir compte de la situation dans son contexte, dans
le temps et dans l'espace ?"
-
Bien sûr que non, me répondit il, mais il ne s'agit pas de cela. Il
s'agit d'un test. Que feriez vous ?
-
Toutes les questions que je me pose sont dans la vraie vie, lui
dis-je. Chaque problématique est dans un environnement complexe,
lequel la définit et influe sur elle. Mais prenons un cas
pratique...
Je sortis de
ma sacoche un journal du jour que j'avais eu le loisir de parcourir
quelques moments avant. Je lui lus un titre dans le
sommaire : "Un chef d'entreprise et son fils molestent un cadre
de l'entreprise". Je lui demandais alors de quoi il en
retournait, et quelle serait sa réaction. Il me répondit, pris dans
sa propre logique, -celle que justement il exigeait de moi-,
qu'il était intolérable qu'on s'en prenne manu militari à l'un de
ses cadres, surtout aidé d'un proche qui n'avait peut être rien à
faire là. Il considérait ici une faute énorme tant morale,
managériale que juridique. "Cela ressemble bien à un abus de
pouvoir, à un lynchage" me dit-il.
Je
lui lus alors le court article : un comptable avait
détourné plusieurs milliers d'euros de l'entreprise. Son patron lui
demandait des comptes qu'il ne lui donnait jamais. Excédé, le
patron lui donna un rendez-vous dans un lieux neutre.
Simultanément, son fils se rendit compte que ce
détournement était au profit d'un groupe politique d’extrême
droite. Il refusa alors que son père aille seul au rendez
vous et l'accompagna. Le comptable avoua à demi mot. Le patron
exigea la signature d'une reconnaissance de dette, ce que le
comptable refusa. La pression montant, le comptable en vint aux mains
et c'est alors que le fils intervint pour arrêter la situation
devenue violente...
"Aviez-vous
compris la situation à la seule lecture du titre ?"
demandais-je à mon interlocuteur qui convint instantanément que
la vraie vie exigeait la prise en compte de tous les éléments de
réalité. C'est bien ce qu'il faisait chaque jour, et
j'en étais certain...
Je
l'invitai alors à lire l'excellent livre de mon confrère Bruno
Jarrosson, "Décider ou ne pas décider ?" (Maxima,
1994). Celui-ci y montre que "les faits dépendent aussi de
l’observation et de ses propres croyances… et (que) toute
perception est liée à une intention". Nous n'interrogeons donc
que ce qui nous préoccupe, avec l'intention d'y voir ce que l'on
croit.
De
ce fait, nous décidons davantage sur des informations, que nous
interprétons, que sur la connaissance réelle des problématiques
qui se posent à nous. De plus nous nous vantons de la qualité de
nos interprétations, comme si nos paradigmes de référence
servaient de justificatifs suffisants pour "la connaissance".
Non ?... C'est là aussi la logique du "dilemme du tramway",
et nous en convînmes… en nous remémorant le dilemme du
prisonnier, d’une nature analogue.
Jean-Marc SAURET
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