Nous
n'avons pas de verbe pour exprimer que nous ressentons et percevons
des sensations, tout
en exprimant ainsi
qu'elles sont "indiquantes", voire apprenantes. Nous disons
parfois : "Je l'ai senti arriver...". Mais parfois, la
sensation va plus loin et nous indique des choses bien au delà de la
raison. Pourquoi disposer
d’un mot “dédié” serait-il
utile ? Parce que la sensation est certainement une porte d'entrée
de la connaissance. Par exemple, comment avons nous appris à ne pas
nous "cuire" sur des plaques chauffantes, à prendre,
connaitre et percevoir la douceur d'un aliment à sa seule odeur ?
... à percevoir le caractère immonde d'un cloaque à sa simple vue
? Par l'habitude ou l'accumulation d’expériences ? Peut être,
mais pas
uniquement...
Et
pourtant, notre culture ne reconnaît pas la sensation intuitive, elle
ne la « sait » pas. Elle suppose que seule la raison permet la
connaissance et qu’elle
ressortit au domaine
exclusif de l'éducation. Pour elle, ce sont "les mots" qui
nous ont permis de traduire des sensations en connaissances. C'est là
le dogme de la révolution des lumières : ma raison me permet
l’accès direct à la réalité du monde, sans passer par la
révélation divine... Ainsi nous avons le verbe "raisonner"
et celui de "réfléchir, mais nous n'avons pas celui qui nous
indiquera comment l'intuition nous arrive par la sensation. Celle qui
justement nous fait prendre conscience directement
d'autres “réalités”.
Peut-être nous faudra-t-il inventer un terme comme "sensitiver"
?
Nous
avons le terme "ressentir". Mais il s'agit là d'une
répétition,
voire d’une redondance.
Nous avons senti. Nous en avons eu l'explication par “l'autre”, et
par l'analyse.
Dans ces conditions,
la fois suivante, nous en avons le “ressenti”.
La "boucle" de la connaissance fonctionne-t-elle
comme cela ? Alors, pourquoi donc imaginer que la sensation puisse
être un véhicule pertinent d'accès direct à la conscience du
monde, à sa connaissance ?
Pensée
et conscience ne sont pas de même nature, c’est
ce que nous indique la
sagesse bouddhiste. La conscience n'a pas besoin de la pensée pour
être. La spéculation intellectuelle, cet acharnement rationnel à
décortiquer le monde pour le faire entrer dans notre logique ou
système de pensée, constitue une perte de temps. Cette approche
nous amène bien souvent à contourner les choses, plutôt qu'à les
"com-prendre", c'est à dire à les prendre avec soi, dans
nos représentations, et connaissances du réel.
Alors
que tous les calculs de Giordano Bruno à Kepler nous l'indiquaient,
nous nous entêtions à déduire que la terre ne pouvait être que
plate et le centre de l'univers. Et tout cela, parce que l'homme
était la créature majeure du divin. Nous savons que nous répétons
aujourd'hui la même erreur d'entêtement avec les constantes qui
fluctuent (la vitesse de la lumière, la perméabilité magnétique
du vide, la constante de Planck, gravitationnelle, de la masse,
etc.).
Le
sage oriental ajoute que le vide mental (quand on arrive à faire
taire le mental) est la conscience sans la pensée. Nombre d'artistes
et de chercheurs, dit-on, "trouvent" leurs idées et leurs
théories dans une quiétude mentale.
Rimbaud
écrivait à son ami Paul Demeny : "Je est un autre. J’assiste
à l’éclosion de ma pensée. Je la regarde et je l’écoute…".
Il semble lui dire, en d'autres termes : "Je me regarde laissant
passer la création. Je regarde les mots me traverser comme ne
sachant pas d'où ils viennent ni où ils vont". Aucune
inquiétude, ni douleur, ni tristesse ou désarroi n'accompagne son
propos à ce sujet, mais plutôt une quiétude. Il constate
simplement, il contemple les mots venir à lui et le traverser
jusqu'à se poser sur la page blanche.
Cette
approche remet en cause la conception "déscartienne" du
sujet, dans laquelle la pensée fait trace dudit sujet, voire en
constitue la preuve. L'expérience artistique et de la recherche
scientifique témoignent du contraire. C'est l'absence de pensée qui
permet à l'intuition de passer, et
de nous parvenir. Elle autorise la sensation, laquelle permet de la
saisir, et puis d'en faire quelque chose.
Dans
une interview, le guitariste-chanteur Eric Clapton raconte que
lui-même, comme tout artiste, n'est qu'un passeur de la musique qui
le traverse et qu'il n'a plus qu'à la servir. C'est la sensation qui
la lui fait "capter", attraper pour qu'il puisse enfin la
restituer.
Alors,
avec calme et sérénité, imaginons avoir ce mot, ce verbe d'action
"sensitiver", pour raconter comment certains attrapent dans
la sensation, des éléments de réalité qui les traversent.
Jean-Marc SAURET
Le mardi 26 mars 2019
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