Je
donnais, début novembre, un cours de management à des cadres de la territoriale,
comme je l’ai longtemps fait. Cela se passait à Dunkerque au sein
d'un institut national spécialisé en étude territoriales (INSET).
J'abordais la question de la souffrance et du bien être au travail.
Une participante me fit remarquer que bien être et travail étaient
étymologiquement antinomiques. Effectivement, le mot travail
vient de l'instrument de torture, le tripalium, que les romains
utilisaient pour punir les esclaves rebelles. La première
utilisation du mot en langue française était pour indiquer les
douleurs et les efforts de l'accouchement. Il n'y a là rien de très
agréable, ce sont là des sensations bien éloignées du bien-être.
Par
ailleurs, j'entendais un gourou indien montrer la différence
entre un travail contraint, vécu dans la souffrance et celui dans épanouissement de soi dans la réalisation. Il utilisait les images
de "travailler dur" et de "travailler heureux".
Il indiquait combien le premier, habituel dans la conceptualisation
ordinaire et occidentale, n'avait rien d'obligatoire. Il montrait aussi combien, avec
le second, combien la réalisation dans l'épanouissement était non seulement possible mais bien plus efficace, bien plus efficiente.
Il
se trouve, mais vous l'avez remarqué, que c'est la position que je défends face au travail. L'évolution sociétale, par ailleurs, tend inéluctablement à
mettre à l'ordre du jour un nouveau paradigme dans nos activités
professionnelles (cf : Management
humaniste, les raisons de la métamorphose).
Quelques lignes vont suffire pour évoquer cela. Si vraiment, il nous est
impossible de penser le travail autrement qu'en terme de souffrance et de contrainte, alors laissons tomber ce mot. Il devient d'une part
contre productif, mais aussi totalement imprécis, voire partial, je dirai même un "non-sens".
Nous lui préférerons donc un autre vocable susceptible d'indiquer
simplement la réalisation d’œuvres, laissant de côté toutes
connotations douloureuses ou d'assujettissement. Il nous est
indispensable d'avoir les mots qui correspondent à ce que nous
voulons indiquer. C'est normalement là leur première fonction, je crois...
Toute finalité professionnelle (au delà de la finalité conséquente de
la culture bureaucratique qui peut se réduire à "gagner sa vie"), je dis "Toute finalité professionnelle" vise la
réalisation d'objets matériels ou immatériels que nous nommons "produits" ou "services". Il devient alors tout à fait loisible de les "réaliser" dans la joie et le plaisir, voire le bonheur. C'est
d'ailleurs ce que nous indique Mihály
Csíkszentmihályi, psychologue d'origine hongroise, dans la présentation des résultats
de sa très large étude sur le bonheur. Il montre le bonheur comme étant ce flux dans lequel
nous nous trouvons justement à la conjonction de l'ouvrage complexe que nous
voulons réaliser et du maximum des compétences que nous y
investissons. En d'autres termes, son étude nous indique que le
bonheur est dans la réalisation, dans l'action, dans le "faire" et non pas dans une consommation ou autres conditions de contexte. On pourrait cyniquement dire
alors qu'il est dans le travail et non dans les "conditions de travail". Mais nous éviterons cette confusion
susceptible de provoquer de belles polémiques.
Dans la mesure où le mot "réalisation", et le verbe "réaliser",
sont apparus dans notre propos tout naturellement pour désigner un
"travail dé-connoté", alors, pourquoi ne pas les utiliser en
substitution même du mot travail ?
Imaginons
alors ce que deviendraient nos conversations polies lors de rencontre
sociales. Nous ne dirions plus "Dans quoi travaillez vous ? " (ou "Dans quoi êtes-vous ?" totalement ambiguë),
mais "Dans quoi réalisez vous ?". Alors, cela
change bien des choses dans nos regards et nos conceptions, non ?
Nous avons déjà entendu en réponse à notre question ordinaire
"Que faites vous ?", "Je réalise des jouets pour
enfants", "...des logiciels de gestion", ou bien "...des
chaussures orthopédiques", ou encore "...des radars pour
la police et la gendarmerie", etc. Bref nous usons déjà de ce
verbe pour indiquer des objets. Nous n'utiliserons pas, ici, le terme
"produire" ou "production", car ceux-ci limitent
leur indication à la construction physique des objets, pas à leur création ni à leur réglage, adaptation ou mise au point. Or, dans le
mot réalisation existe aussi toute la dimension des pensées-actions en
amont et en aval.
A ce propos, il
me revient cette approche qu'avait développé le
sociologue et économiste Herbert Marcuse dans les années soixante au sujet du travail. Il indiquait que, pour qu'un ouvrier (je
préférerais le syllogisme de "œuvreur") soit
engagé et efficace, il devrait participer activement aux cinq phases
du travail. La première qu'il indiquait était de "penser ce
qu'il y a à réaliser", c'est à dire l'objet, le produit, le
service. Il s'agit donc ainsi d'aborder le "Pourquoi" et le
"Pour quoi". Aujourd'hui, ce sont les patrons qui s'en
chargent dans leur chapelle.
La
deuxième phase consiste à penser comment le réaliser. Aujourd'hui,
ce sont les bureaux d'étude qui s'en chargent (rappelons juste
qu'aux PTT ce sont les postiers eux même qui ont inventé les casiers
de tri, les circuits d'acheminement et de distribution... et pas les
ministres ni les dirigeants).
La
troisième phase consiste à réaliser. C'est là, et seulement là,
que l'ouvrier est "invité" à intervenir. Nous comprenons
déjà, en se mettant dans la situation, que les conditions ne sont
pas réunies pour faire un bon travail. L'ouvrier manque alors les phases amonts de conceptions que ne compenseront jamais les procédures, aussi formalisées soient-elles.
La
quatrième phase consiste à prendre le temps d'admirer son travail.
Aujourd'hui ce sont les contrôleurs de production ou les démarches
qualité qui s'en chargent pour partie. Il me semble que la dimension d'une
critique bienveillante est, en l'espèce, totalement absente. Ce serait pourtant bien utile
pour effectuer des correctifs justes, efficaces et pris en compte
immédiatement dans la production, mais aussi pour développer la fierté de l'oeuvre accomplie. L’expérience dans les organisations dites libérées, dont nous informe le sociologue Frédéric Laloux, témoigne de la capacité ordinaire des ouvriers et collaborateurs à contrôler eux même leur production, dès lors qu'ils n'ont plus la pression des contrôles sur leur dos.
La
cinquième phase, nous dit Herbert Marcuse, est la socialisation
de l'objet. C'est à dire ce que nous en faisons. C'est cela qui va
dire "qui nous sommes". En effet, si je vends l'objet, je
suis un artisan. Si je l'expose dans un musée, je suis un artiste.
Si je l'offre, je suis un bon copain bon bricoleur. Si je le brûle, ou le détruis, je suis un "original"... Aujourd'hui, ce sont les
commerciaux, livreurs et transporteurs qui s'en chargent.
Cet
éclatement du travail est aussi un éclatement des engagements et des responsabilités. Le
flux caractérisant le bonheur, comme l'a remarqué Mihály
Csíkszentmihályi n'est pas prêt d'y trouver place. C'est là tout à
fait le cas de dire que "les conditions ne sont pas réunies". Elles sont justement dispersées, éclatées. Et pourtant, nous savons qu'un travailleur heureux est bien plus engagé, et bien plus efficient.
Ainsi,
si nous conservons l'usage du mot travail, nous conservons aussi,
avec la douleur et les contraintes, cet éclatement des cinq
fonctions de la réalisation. Si nous lui préférons le terme de
réalisation, et le verbe qui en découle, nous conserverons
conceptuellement :
- dans
l'action, l'unité des cinq phases,
-
dans nos têtes, la dé-connotation douloureuse et contrainte, au profit de celle de l'auteur,
-
et nous nous rapprocherons des conditions du "flux",
caractéristique du bonheur.
A
partir de là, l'efficience est à portée de main, et le monde
meilleur aussi.
Décidément,
les usages culturels ont une puissance insoupçonnée. Alors abusons
sur cette voie...
Jean-Marc SAURET
Le mardi 29 janvier 2019
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