Il
y a quelques années, lors d'une conférence en colloque, un chef
d'entreprise demande au philosophe André Comte-Sponville : «
On a l'impression que notre société occidentale ne sait pas où
elle va. Quel peut être son avenir ? » . Le philosophe répondit à
cela : «
Mais où veut on aller ? Le savons nous ? ».
Le
Figaro Madame titrait il y a six ans déjà : « La philosophie
s’introduit dans l’entreprise. S’interroger sur l’art, le
luxe ou la confiance plutôt que parler chiffres : si c’était ça
redonner du sens à la performance ? »
Seulement
voilà, après les années quatre vingt, ce sont les DRH qui ont
failli prendre le pouvoir dans les organisations. C’était à
la suite des comptables qui l’avaient récupéré des ingénieurs…
Aujourd'hui, ce sont les investisseurs qui ont fait le « Hold up
», imprimant définitivement leur couleur et confiant le pouvoir aux
gestionnaires. Dès lors, tout (et seulement) ce qui se compte
existe. Tout le reste n’est qu'impressionnisme… La dictature du
chiffre est là.
Depuis Aristote, la
science respecte et repose sur les 4 phénomènes de causalité : la cause
matérielle, la cause efficiente, la cause formelle et la cause
finale. Aujourd'hui, la science elle-même est soumise à la seule cause
efficiente, et ce à cause de l'économie, à cause de cette dictature du chiffre qui réduit toute réalité à celui-ci. Tout doit être rentable et y répondre comptablement.
Or,
ce causalisme d'efficience sous le chiffre fait que toute somme
matérielle se réduit par déperdition avec le temps. "L'entropie
est le devenir poussière de toute chose", comme le dit le
philosophe Bernard Stiegler. Le résultat est que l'entropie
(l'amenuisement par déperdition) est devenue la règle du réel.
Or,
le vivant, sous les quatre causes, est négantropique, soit
producteur de renaissances, de renouveau, de réel. Il est
réellement productif. Il donne, par essence, des fruits. Il se
perpétue, voire en croissance.
Nous voici aujourd'hui
dans un atermoiement schizophrène : nous avons véritablement perdu
le sens des choses, le sens du monde, le sens de nos actions (cf. la causalité finale). Nous
nous limitons à “bien gérer” comme si c’était,
au fond, ça le plus important. « Agitation post-moderne ! » nous
lancerait Hélène RICHARD (auteure psychanalyste canadienne). Et
pourtant nous crions notre besoin de sens : "Pour quoi faire ?
Ça sert à quoi ? Ça n'a pas de sens !"…
Les
écoles de formation des “cadres sup'” (inet, ena,
enst, grandes écoles...) apprennent à leurs postulants la rigueur
gestionnaire et, ainsi à prendre seuls les décisions. Et
pourtant nous savons bien que c’est là une hérésie
organisationnelle : seule l’intelligence collective est efficiente
dans la résolution de la complexité chère à nos organisations
actuelles. La complexité s’avère, et de loin, la
première de nos problématiques.
Depuis
plus de quinze ans, des anglo-saxons, notamment américains et
canadiens, confient la direction des entreprises à de nouveaux
profils non gestionnaires comme des philosophes, des sociologues
ou autres diplômés en sciences humaines. Ils ont pris acte que les
organisations sont des systèmes humains, des systèmes
socio-techniques de production, et non pas des pyramides ou
des organigrammes animés par des règles et des procédures. Ils ont compris qu'elles ont autre chose
à produire que des dividendes...
En
France, nous en sommes restés là. Nous perpétuons des schémas
procéduraux dont nous ne savons s’ils sont efficients... ou
alors seulement reconnus par les chiffres qu'ils produisent. Là
aussi, schizophrénie gestionnaire : l’indicateur est mis en objectif alors qu'il n'est qu'un infime partie du processus !
Ce
qui donne le sens à l'action se trouve dans sa raison d'être. Pour
quoi, pour qui et pourquoi le faisons nous ? Chaque activité
personnelle répond à cette obligation de sens. Je sais
pourquoi je repeins le séjour, pourquoi j'amène les enfants au cinéma et mes
amis au restaurant. Je sais pourquoi je me marie ou divorce, pourquoi
je déménage ou me mets à table. Pourquoi n'avons nous pas
ces raisons d'être dans nos activités professionnelles quotidiennes, qu'elles soient à long ou court terme ?
Certains,
comme les médecins, les pompiers, les gendarmes et policiers, les
avocats, les infirmiers ou les pasteurs, savent pourquoi ils se
lèvent le matin et à quoi leurs actions servent, et plus
généralement ce, (ou ceux) qu'elles servent. Mais nombre
d'employés de grandes organisations n'en savent rien car même leurs
managers parfois l'ignorent. Ce qui est certain, c’est qu’ils n'en
parlent pas, et qu’ils ne le mettent pas en
avant dans leur management.
Faute
de pouvoir donner un sens à l’action, une couleur à l’œuvre à
accomplir, les gestionnaires ont mis les moyens en objectif. Mais
comment sera « la cathédrale » à la sortie ? Ce n’est pas ça
qui est central, mais plutôt : «
l’a-t-on bien mené ? ». On peut dire alors,
dans ces conditions, que la culture
de la règle "dévore" la culture de l'oeuvre.
A
quoi sert de travailler si le seul objet est d'économiser ? Le
commerce, en l’espèce, suffit amplement ! Nous sommes
d'ailleurs dans une société ultra marchande pour des
ultra-consommateurs. Nous vivons dans un système qui ne
sait pas se voir, tout en se pensant "universelle vérité".
Il s'agit d’un système darwinien de prédation et de dévoration
voué à se dévorer lui-même dès que les proies se raréfieront.
Ici, les sourires sont des antalgiques, en forme de rituels
d’appartenance (comme des rituels de l'apparence).
Pourrions
nous penser au “sens
de nos actions”, de
nos productions, de nos rôles, de nos raisons d’être, comme le
marque l’article du Figaro Madame ? Pourrions nous imaginer un
autrement à venir ?
Je
relis ce texte de Thierry Groussin sur son blog "Indiscipline
intellectuelle" dans son article "Divergence avec
Michel Serres" du 9 septembre 2012 : "Si vous avez
l'attention focalisée sur une parcelle de la réalité, si, par
exemple, ne vous intéressent que les matches qui se disputent entre
le hameau que vous habitez et celui d’à côté, vous risquez de
voir les événements qui viennent vers vous de plus loin - par
exemple, la raréfaction et l'enchérissement de l'énergie, la
promulgation de nouveaux règlements, le dérapage des prix
alimentaires - comme de mystérieux phénomènes qui viennent
perturber aléatoirement et stupidement votre microscopique univers.
Si, à l'inverse, votre attention est accaparée par la
macro-économie et que vous ne voyiez rien de ce qui se passe à vos
pieds - la misère rampante mais aussi le réveil des communautés
locales qui en résulte et l’initiation de systèmes d’échanges,
d’entraide et de monnaies parallèles de plus en plus nombreux - il
manque à votre compréhension des dynamiques à l’oeuvre au sein
de notre monde une poignée d’éléments qui, demain peut-être,
fera la différence dans l’évolution de nos sociétés."
Il
me semble que nous tenons là, dans la dimension du regard,
l’étincelle d’un commencement pour changer d’axe… Comme
l'évoquait dans la définition de son DESS DH-DO, Claude Génot,
ancien professeur des universités, "Voir loin et agir près". Et
donc, le strabisme de l'intelligence, qu’il soit convergent ou divergent, n’est
plus de mise...
Jean-Marc SAURET
Le mardi 27 novembre 2018
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