Nous
avons vu des gens dans les rues, manifester et se mettre en grève
pour, nous dit-on, de meilleures conditions de travail.
Nous avons entendu qu'à l'étranger, la France serait fustigée
pour son immobilisme, son refus de changer. Bref, ce serait encore de
la faute des ouvriers qui refusent de travailler.
J'ai
cru comprendre que, si le gouvernement nous indiquait que la grève
de la SNCF tenait à la protection du statut, le motif était
ailleurs.
Ce
que j'ai entendu des syndicats m'a paru bien différent. Il
s'agissait plutôt du refus de la privatisation, du refus de la mise
en concurrence de certains secteurs. Au caractère probablement
multifactoriel du refus, on se doit d’ajouter le fait que
les changements ont été imposés sans concertation
réelle. De même, on peut aussi déplorer la “non prise
en compte des paroles d'usagers” et des praticiens
internes. Cela fait beaucoup !
Les
cheminots, historiquement fiers de leur métier et de leur
travail, semblent donc plutôt défendre la qualité du
service public sans dégradation aucune. C’est ce qui
constitue justement leur propre raison d'être, et celle
de la profession.
Quand
j'ai conduit, pour ma thèse, une recherche sur les centres
de tri de la Poste ("Des
postiers et des centres de tri, un management complexe"
coll. Logiques Sociales, L'Harmattan, 2003) je me suis aperçu que ce
qui était fondamental chez ces postiers, à cette époque là, était
le cœur de leur métier, considéré comme un système
identitaire, à savoir la fonction de tri.
Un
conducteur de chantier, qui
ne touchait pas une lettre mais redirigeait les camions dans un lieu
de transbordement, me dit : "Moi, Monsieur, je trie des
camions !" Il y avait une lueur de fierté dans son regard.
Et quand j'ai interviewé le directeur général de
l'époque, M. Claude Vié, une des premières choses qu'il m'indiqua
dans les premiers temps de notre conversation, a été: "Vous
savez, Monsieur Sauret, j'ai le TG1 !".
Il
m'indiquait là qu'il
avait réussi l'examen du tri général 1, en d’autres
termes, qu'il faisait bien partie du sérail, et qu'il
n'était pas une personne importée d’ailleurs.
Il
y avait manifestement de la fierté dans le ton. En
épluchant les documents de l'ENSPTT, (l'école nationale
d'administration des PTT), je trouvais bien son mémoire pour le
diplôme d'administrateur. Il portait sur une problématique
d'acheminement du
courrier.
Nombre
d'exemples, comme ceux-ci, m'indiquaient qu'il ne s'agissait pas là
de conceptions isolées.
La fierté du métier constituait bien un socle
identitaire, et donc une bonne raison d'être là chez ces
postiers du courrier et des colis. D'autres approches, analyses,
études et observations m'ont convaincu qu'il ne s'agissait
pas là non plus d'une spécificité du monde de la Poste.
Dans nombre d'entreprises de grande taille,
privées ou publiques, d’ailleurs, la question de
l'identité au travail (ce que chacun y fait) reste à
l’évidence fondatrice de la raison d'être au travail
(l'utilité sociale).
Plusieurs
audits sociaux et enquêtes organisationnelles m'ont confirmé que
la fierté du métier et du travail bien fait s’avéraient en
l’espèce déterminants. Ce sont bien ces facteurs là qui
faisaient que les gens se levaient le matin pour aller
travailler, pour, de fait, aller "se réaliser".
En
aucun cas, la question du statut n'intervenait là. Il s'agit
surement d'un fantasme de dirigeants, fantasme qui permet d'accuser
son chien de la rage.
Il
me souvient de cette rencontre entre deux ouvriers dans un événement
social non professionnel.
Chacun disait le milieu dans lequel il travaillait, quel
métier il y accomplissait tous les matins, chacun dans son
entreprises distincte et pour quelle finalité. Ils avaient
tous les deux de la fierté à le dire et à l'afficher, une certaine
fierté aussi pour "la marque" qui les employait.
Résumons
nous : je ne crois pas une seconde à la pérennité du travailleur
selon la conception taylorienne, à savoir avide, fainéant et
roublard. C’est pourtant un des invariants qui reste, une
carricature qui constitue un pur produit de l'industrialisation
du dix-neuvième siècle.
Comme
l'indiquait un de mes collègues consultant en management : "On
ne motive pas les gens ! Ils le sont ! D'ailleurs, ils sont tous au
travail ce matin !".
En
effet, ce qui motive tout un chacun au travail aujourd'hui, c'est
bien l'identité qu'il retrouve dans son métier, pour la réalisation
de soi, le plaisir de faire du bon boulot. Pour ceux qui auraient
raté une marche, je les invite à relire ce merveilleux petit
ouvrage de Sumantra Ghoshal et Christopher Bartlett, paru en 1997 en
France :"L'entreprise individualisée". Tout y est
bien clairement détaillé.
Donc,
si les ouvriers aiment leur métier, l'oeuvre qu'il accomplissent et
le travail bien fait, qui détruit alors le travail ?
Qu’est
ce qui, (ou quoi), démoralise ces excellents partenaires que
sont les travailleurs de tous bords ? Eh bien, osons le
dire, c'est le management !
En effet, observations pratiques
et études à l'appui nous indiquent que la
re-taylorisation des organisations tue le travail, et détruit
les personnes. Ces mêmes personnes qui, justement, développent
les produits, les réalisent, les distribuent, et les font
évoluer. Car c’est bien dans ce cadre là que les moyens
de gestion sont passés en objectifs : fâcheuse
confusion des genres ! Les bras leurs en tombent.
Ce
n'est bien sûr pas une blague, elle serait d'un humour bien noir. Il
s'agit de la bien triste réalité de nos organisations à la
française. Alors regardons
de plus près ce qui se passe.
Nombre
de nos dirigeants ont
été formés dans des
écoles de commerce ou de gestion. Ce sont de petites ENA aux grandes
ambitions. Elle rivalisent de réputation, ce "M'as-tu bien vu"
qui dit à l'Autre que c'est bien moi la meilleure, sans que la
preuve d'un retour d'efficience ne soit revenue et fournie.
Le
seul juge de paix reste le nombre "d'anciens" placés ici
ou là. Et comme les corporations d'anciens élèves font toujours
réseau, les énarques se recrutent entre eux, les Inet aussi, les
HEC de même, etc. Donc la cour est toujours pleine, et elle fait
cour bien entendu...
Qu'est-il
enseigné dans ces écoles là ? Essentiellement de la
gestion, qu'elle soit
des coûts, des moyens ou des personnes.
Le
résultat d'exploitation reste le seul juge de paix. Ainsi, nous
retrouvons là la culture mécaniste de nos organisations
bureaucratiques. Ici, l'erreur est humaine. La rigueur est celle du
chiffre. C'est lui qui dit si c'est juste et bon.
Ce
qui se compte existe. Le reste n'existe pas. Mais je vois que je me
répète... Bref, c'est donc bien là la dictature du chiffre.
Or,
nous savons que la dynamique des organisations est un système
vivant (et donc complexe), où chacun est élément
d"intelligence et d'ouvrage. Même dans la conduite de projet,
les praticiens du cru considèrent, et consacrent, après
la maîtrise d'oeuvre et celle d'ouvrage, une nouvelle maîtrise,
celle de l'usage. Comment les gens se servent-ils de ce qu'ils
ont sous la main ? Comment
les utilisateurs vont-ils pratiquer l'outil,
l'infrastructure, les moyens qu'on leur apporte,et que l’on a
construits pour eux ?
Cette
réalité n'a pas encore atteint le mental de nos dirigeants
sortis des écoles où la première chose qu'on
leur dit est : "Vous êtes les dirigeants, donc les meilleurs et
vous devez montrer que vous savez faire ! Alors prouvez que vous
savez ce que vous savez !"
Comment
voulez vous, dans ces conditions, que ces gens là fassent
preuve d'intelligence. Ils ne témoignent que de
ce qu'ils ont appris : des calculs et des procédures, des barèmes
et des tableaux, des processus et des démarches... Je me trompe ?
Regardez donc ce que l'on demande à un concours d'entrée et le
contenu des mémoires de diplômes de sortie...
Ces
dirigeants là n'écoutent donc personne que leurs pairs. Ils savent
a priori mieux que tout le monde et, pour cela, ils sont haïs de
ceux qu'ils dirigent.
Souvenez-vous
de cette représentation qui circule dans les grandes organisations :
"Les dirigeants
restent trois ans. Pourquoi ? Parce que la première année ils
défont ce qu'a fait leur prédécesseur. La deuxième, ils
réinventent l'entreprise et la troisième ils maintiennent
leur “merdier” avant de se barrer avec les galons, les
actions,... et les récriminations. Ce n'est pas une boutade mais une
réalité du terrain que les dirigeants méprisent et bien
évidemment ignorent.
J'ai
rencontré un dirigeant bienveillant qui comprenait le vivant de
l'organisation, la réalité des talents de ses collaborateurs. Il
savait que ceux qui avaient inventé les circuits de distribution,
les modes d'acheminement et les casiers de tri aux PTT étaient les
postiers eux même,... pas
des ingénieurs ni des dirigeants dans leurs laboratoires et tours
d'ivoire.
J'ai
rencontré d'autres dirigeants qui ne prêtaient aucune attention à
leurs collaborateurs. Ils décidaient de tout, tout
seul, jusqu'au recrutement d'adjoints des premiers niveaux de
management. Oui, ça existe !...
Que
croyez vous qu'il est advenu de cette organisation ? Les cadres et
les spécialistes sont partis ailleurs, faisant la joie de
leurs nouveaux patrons. Les autres ont commencé à "s'entre
tuer" à coup d’anathèmes et de chausses-trappes. D'autres
ont cessé de travailler ou ont construit des "villages
gaulois". L’ambiance d'émulation et de créativité a
rapidement laissé place à une ambiance délétère, assassine et de
suspicion. Les coûts de fonctionnement n'ont pas augmenté
puisqu'ils étaient fixes, mais ils ne couvraient plus
du tout les nécessités, loin de là. Cette entreprise est rare, me
direz-vous ? Eh bien pas du tout.
La
"retaylorisations" des organisations en réveille tous les
jours. Où est la fierté de contribuer à tel ou tel projet ? Où
est la fierté de travailler avec tel dirigeant ? Où est la fierté
de faire correctement son métier puisque les gens, de ce
fait, cessent
de travailler ?
Comment
voudriez vous dans ce contexte que les gens aient envie de
travailler, d'apporter le meilleur d'eux même, de "construire
la cathédrale" ?
C'est
bien ce management là qui détruit le travail en France (et
ailleurs...). Peut être faudrait-il revenir à ce qui motive les
gens à venir,
à être
meilleur chaque jour : la
fierté du travail bien
fait. Il paraîtrait aussi que le bonheur est dans ce
"flow" : celui que produit la réalisation d'une
oeuvre. Cette oeuvre à la limite de ses propres capacités, qui
deviennent alors... grandissantes !... Et
ce n'est là pourtant rien d'autre que notre nature
humaine, sinon notre condition humaine...
Jean-Marc
SAURET
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