Dans
une interview en avril 2018, à propos du traitement des sciences
humaines et dures en université, Michel Serres répondait : "On
construit, au nord de Paris, un Campus Condorcet exclusivement
consacré aux sciences humaines. L'université de Saclay, au sud, est
principalement consacrée aux sciences dures. On met quelques
dizaines de kilomètres (difficiles) entre les deux. Cultivés
ignorants ou savants incultes. La tradition philosophique était
exactement l'inverse."
Comme
les grecs anciens faisaient la séparation du corps et de l'esprit,
les scientifiques modernes font la séparation de la matière et de
l'esprit, de la physique et de la dynamique humaine, et pourtant
elles s'entremêlent constamment. Mais qu'est-ce que cela veut dire ?
Qu'est-ce que cela nous dit de ces scientifiques là et de leurs
postures réciproques ?
Il
me revient cette intervention que fit, dans amphithéâtre Durkheim,
à la Sorbonne, l'ethnologue Claude Rivière : "Ils disent
qu'ils sont les sciences exactes et nous regardent (les sciences
humaines) comme des sciences inexactes. Si nous sommes les sciences
humaines, alors peut-être sont-ils les sciences inhumaines ?..."
Voilà un instantané parmi les expressions d'une petite guerre
culturelle. Mais elle parle !
Et nous parlent...
On
constate malheureusement que ces deux mondes ne se parlent pas. A
l'heure de l'informatique, des réseaux sociaux, des interconnexions
interpersonnelles long-distances, c'est l’ignorance réciproque ou
presque. Ils ne se parlent pas parce qu'ils ne se comprennent pas.
Chacun a tendance à effacer l'autre sans parvenir à le nier. Les
évolutions technologiques peuvent être colossales, la considération
de l'autre, sa propre représentation de la réalité, ses propres
critères à penser le monde, sont déterminants, totalitaires. "Je
ne vois que ce que je crois" (l'opposé de la posture dite de
Saint Thomas) est bien une donnée fondamentale et l'évolution
technologique n'y peut rien.
C'est
peut être là que nous tenons le nœud du problème. Les
représentations mécanistes et organiques du monde se croisent
encore ici aussi. Les sciences dures sont celles du chiffre, quand
les sciences humaines sont celles de la dynamique du vivant. Quand la
première compte les objets et modélise les processus de rapports
entre lesdits objets, la seconde tente de comprendre la dynamique du
vivant dans un monde global. Le chercheur dans la première démarche
ressemble à un horloger qui examine des rouages et la part de chaque
pièce au mouvement
d'ensemble. Le chercheur, quant à lui, dans la
seconde démarche, ressemble à un jardinier qui cultive la relation
qu'ont chaque parcelle de vivant entre elles, en interaction avec
son environnement. C'est à dire, en d’autres termes : dans
quelles interrelations se meut l'ensemble.
Chacune
des deux démarches se veut être le paradigme structurant des deux
sciences, et donc de la lecture du réel. C'est d’ailleurs
ce que tente de faire la science dure, en voulant soumettre le monde
à la dictature du chiffre. Elle catalogue alors la science
humaine d'inexacte, d'aléatoire, d'imprécise. Pour elle, ce qui se
compte existe, et dans ces conditions, le reste n'existe
pas. Pour la science du vivant, les variables à penser et comprendre
le monde sont dans cet environnement que le chercheur
observe, (et pas dans sa propre tête). C'est pourtant
ce que prétend la science dure (Cette approche, en
sciences sociales, a été modélisée par le
psychosociologue Jean-Pierre Di Giaccomo en 1981, dans sa
critique de la démarche de Jean Maisonneuve*).
Rappelons
nous que Serge Moscovici disait que "les lois de la nature
sont celles que la culture lui trouve", et qu'Emmanuel
Kant écrivait que "l’entendement ne puise pas ses lois dans
la nature, mais les lui prescrit". Ceux-ci nous indiquent donc
bien que nous projetons sur ce que nous observons, ce que nous
croyons que la chose est. Nous ne voyons effectivement que ce que
nous croyons. C'est bien le principe fondateur du constructivisme
révélé à Palo Alto par
Paul Watzlawick. Le philosophe des science Thomas Khun écrivait
aussi que "les paradigmes déterminent la façon d'élaborer les
faits", et non l'inverse. Les variables à penser le monde se
trouvent bien davantage dans la croyance de l'observateur que dans le
monde lui-même, comme le prétend la philosophie les sciences dures.
Le sociologue Bruno Jarosson enfonce le clou quand il fait remarquer
que "les faits dépendent aussi de l’observation et de ses
propres croyances… et (que) toute perception est liée à une
intention". Nous ne voyons donc que ce qui nous préoccupe. De
ce fait, nous décidons davantage sur des informations que nous
interprétons (et nous nous en vantons, comme si nos paradigmes
servaient de processus suffisants vers "la connaissance")
que sur la connaissance des problématiques qui se posent à nous.
C'est
bien là le clivage majeur entre sciences dures et sciences humaines.
Chacune tente d'emporter
l'autre dans l'usage de son propre paradigme. L'histoire nous montre
que ce clivage est de fait assez récent, et que la
démarche mathématique a pris le dessus dès la fin du moyen age,
emportant ensuite toute la démarche scientiste moderne,
issue du siècle des lumières. Or, c'est l'évolution de
l'observation du vivant qui a modifié le paradigme et, c’est
bien par résistance des anciens, que les modernes en la matière
se sont retrouvés exclus et accusés de manquer de rigueur.
Peut
être faudrait-il, à l'inverse, lâcher la dictature du chiffre pour
l'observation globale dans
les science physiques, chimiques ou médicales. Déjà, cette
approche-là fait des pas importants dans l'étude des
mathématiques. Déjà, la médecine commence à changer sa vision
paradigmatique. Elle imagine ne plus "tuer" la maladie,
mais aspire à revenir à la compréhension de la
globalité des phénomènes de santé, en accompagnant le
patient redevenu dès lors acteur de sa propre santé. Cela confirme
ce qui se passe dans bien d'autres cultures (chinoise
ou tibétaine, par exemple) et comme cela était appliqué chez
nous avant la période dite moderne.
Alors,
pour éviter l'ostracisme d'une démarche sur l'autre, peut être
faudra-t-il entendre à nouveau
le psychosociologue Rodolphe Ghiglione, et comprendre que la
conversation est le meilleur outil de développement des
connaissances. D’abord par ce que ce qui s'y
"transacte" est bien le critérium de chacun
à penser le monde, permettant de repérer d'où l'autre
pense et parle, selon quelles certitudes et croyances. Dès lors la
communication s'ouvre et les esprits aussi. Mais comment procéder ?
"Tout
moyen de communication, dit Michel Serres à
propos des nouvelles technologies à disposition, est à la fois la
meilleure et la pire des choses". Ésope, philosophe et esclave
grec, l'avait déjà dit avant lui dans sa parabole de la langue. Son
maître lui demanda de préparer pour ses convives la meilleure chose
au monde et il leur cuisina de la langue, parce que la langue, ce
sont les louanges, la poésie, les compliments et les mots d'amour ou
d'affection. La langue fait du bien. Alors son maître lui demanda
pour régaler une nouvelle foi ses convives de leur cuisiner la pire
des choses et il leur fit à nouveau de la langue, parce que la
langue, ce sont aussi le mensonge, la calomnie, la délation, la
médisance. La langue sait faire un mal considérable.
Là
aussi, la fonction des croyances et autres certitudes est
particulièrement active. La question de l'intention est majeure. Que
voulons nous comme résultat ? Dominer ou grandir ? Que visons par la
conversation ? Convertir l'autre ? Le vaincre ? Le convaincre
? Le réduire et le soumettre ?
Ou
bien l'entendre et le comprendre, en évoluant, soi
même et en s’approchant d'une certaine idée
de “la” vérité, au moins d'une réalité partagée
sans cesse ajustée, renouvelée, augmentée…
La
question au moins, vaut que l’on se la pose… mais elle ne vaudra
que par la contribution de réponses que chacune ou chacun pourra (ou
saura) y apporter...
Publié le mardi 8 mai 2018
*Jean-Pierre Di Giacomo, Aspects méthodologiques de l'analyse des représentations sociales, Cahiers de psychosociologie cognitive, 1, 1981, 429-432.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Vos contributions enrichissent le débat.