Ce
qui fait que nous bougeons, posons des actes, prenons des décisions,
acceptons des objectifs,
vient de notre manière de voir le monde et de nous voir dans le
monde. Dans "voir le monde", il s’agit de répondre à la
question de son sens, de son orientation, de son fonctionnement, de
sa dynamique. Cette vision comprend aussi la place que nous avons
dans ce monde, la place que nous nous y trouvons ou que nous nous
donnons, notre positionnement, notre raison d’être, notre devenir
: pourquoi sommes nous là et qu'y faisons nous ?
Par
cela, nous savons ce qui nous est possible et permis, (ou
pas), en termes de capacité et d'autorisation. C'est à
dire en matière de compétence mais encore de rapport à
la loi, à la règle, et aussi, en aval, ce que nous
en faisons : transgresser ou obéir. Nous avons d'une part la
sensation de nos compétences et de l'autre celle de notre adhésion
à la règle, voire notre contribution à ladite
règle. De la culture grecque ancienne, de la philosophie
aristotélicienne, nous avons gardé, entre autres, le concept
de "vision cosmogonique". Nous avons ordinairement besoin
de cette vision pour nous situer, vivre et agir. Bref, elle nous
structure.
D’où
nous vient donc cette vision particulièrement porteuse
de sens ? Nombre de
psychologues,
psychosociologues et sociologues s’accordent à dire qu'il s’agit
d’une double action, conjointe et interactive, de la
culture sociétale et de l’expérience personnelle. On
pourrait le qualifier de “creuset de convergence”. En
d'autres termes, je lie ce qui m'arrive (l'expérience) à l'aune de
ce que je sais de la vie et de la réalité (ma culture). En retour,
le vécu de cette expérience vient amender ma conscience culturelle,
l'augmenter, la préciser. Parce qu'il y a du personnel et du tribal
là dedans, et si nous y ajoutons la part de l'imaginaire,
nous comprenons alors que de ce "frottement"
vient la grande diversité culturelle, de pensée, d’art et de
création.
Il
est vrai que, par les rencontres intergroupes et les
"diasporisations", il y a moult points communs
entre les cultures. A titre d’exemple et pour illustrer le propos
on peut citer le bassin méditerranéen et sa philosophie que
nous évoquions plus haut. Il rassemble bien d'autres cultures
et se différencie des mondes saxons ou germains dont la
mythologie reste spécifique. Rappelons nous que les mythes
sont des mises en histoires des conceptions du mondes, de nos
croyances. Il en est toujours ainsi dans notre monde
moderne.
Autre
exemple éclairant, ce sont les sociologies du livre
(Judaïsme, christianisme, et islam), qui pensent le monde comme
une création unique au service de son chef d’œuvre, disons même
sa finalité : l’humain. Dès lors, celui-ci se pense “au
centre du monde” (sinon “le” centre du
monde, “voit” ledit monde en collection d’objets
à son service. Dans ces conditions, il le consomme. Bref, le
monde est son jardin et l'occidental s’y retrouve en position
limite de “chasseur-cueilleur”, quand ce n’est pas
plutôt en simple “consommateur-bricoleur”. Il met à sa
main l'accès à ces « richesses » comme il le dit si bien. C'est
bien là toute la posture occidentale.
Ce
n’est pas le cas des Nenetts de Sibérie, ni des indiens Yaki du
Mexique ou des bushmen de Namibie. Ces populations « du
grand tout », animistes et chamaniques, que le monde occidental
qualifie de primitives puisqu'elles ne pensent pas comme lui et ne
témoignent pas du même niveau de développement technologique, ont
en fait une longueur d'avance au regard même de nos conceptions du
progrès... En effet, ceux-ci, inscrits dans une culture chamanique
(concevant deux mondes physiques et spirituels superposés), pensent
le monde en système complexe. Ils pensent et agissent depuis des
millénaires, avec l'approche systémique que nous découvrons à
peine. Pour ceux-ci, tout se situe en cette occurrence, dans des
interdépendances et des interrelations. Bref, avec
l’effet "papillon” à tous les étages...
Quand
l’occidental (philosophie du livre) pense le monde en collections
d’objets, le "chamaniste" pense le monde en système
de relations.
Pour le premier, c’est l’objet qui est
important, dans
son essence. Pour le second, c’est le jeu des relations, des
utilités et des interactions qui détermine l’objet. Celui-ci
n’est alors qu'une collection d’états et c’est l’état
qui devient essentiel.
Par exemple, quand l’occidental regarde un Dryupteris Filix-max de
la famille des Polypodiacées (une fougère, quoi...),
le bushman voit
qu'un phacochère est passé dans les dix minutes ou qu'il y a de
l'eau en dessous, à
moins de trois ou quatre mètres. La différence est notoire...
Chaque
groupe social donc, dans chacun de ses membres, se pense dans une
cosmogonie qui lui sert de socle, de référence, d’école de
pensée, de critérium. Si le monde est un système de prédateurs
avec ses loups et ses victimes, chacun saura se situer dedans, soit
comme loup et quel loup !... soit comme
victime et quelle victime, rebelle ou soumise, dans
ses diverses postures
"évitantes" ou agressives, etc.
Si
je pense le monde en synergie des essences, comme un jardin où
chaque élément contribue à la beauté et aux parfums, je saurai où
et comment je m’inscris. Ceci constitue la
base, le fondement,
la référence, le critérium à se penser dans le groupe,
l'entreprise, le club, l'institution. Nous
venons de le voir.
Si
je pense le monde comme un système d’interdépendances où chaque
élément vit de la contribution et de la relation, voire du partage
avec les autres, je me penserai en potentialités, en devoirs et
relations. Si je pense le monde comme une mécanique, mes
comportements seront bien différents que si je le pensais comme une
dynamique du vivant. Ainsi, si j'avais le loisir d'agir dessus, je
me positionnerais soit
en horloger (gestion mécanique), soit en jardinier (accompagnement
du vivant)...
Ce
qui fonde les comportements et
les objectifs a non seulement partie liée à cette
cosmogonie commune mais dépend aussi de ce que
j’en fais, et comment je m’y inscris :
dedans ou dehors, en opposition ou en coopération, en rebelle ou en
fidèle, en profiteur ou en contributeur, en parasite ou
en cultivateur, en prédateur ou en coopérateur... Et nous
retrouvons là nos deux types de cosmogonie que l'on peut aussi
rencontrer au sein même de chacune des cultures.
Aujourd'hui,
la culture commerciale et bancaire s’invite dans notre quotidien.
Le marché se substitue à la démocratie. Le
développement devient plus
économique,... que personnel. La richesse
s'avère davantage monétaire,... qu'intérieure. La valeur, dans ces
conditions, se
trouve plutôt financière... qu'éthique ou morale. Ainsi, de
nouvelles valeurs, ou contre-valeurs, viennent nous influencer, voire
même nous
réorienter.
La
journaliste Elodie Emery écrivait en octobre 2012 dans Marianne : «
Triste miroir ultralibéral renvoyé à l'ensemble de la société :
aujourd'hui, un individu inactif, qui n'est plus "performant",
physiquement ou intellectuellement, a le sentiment qu'il ne lui reste
plus qu'à mourir... ».
Alors !
Si nous voulons
changer les choses, il nous faudra repenser le monde, impulser de
nouvelles représentations de ce qu'est la personne, le groupe,
l'entreprise, le projet, la finalité, le système, l'institution, le
monde… Prenons le temps d'y penser, seul et en groupe, en ateliers.
Savons nous que repenser se fait simplement dans la conversation ?
Elle est, selon l’académicien François Cheng, l’outil suprême
de la construction et du développement.
C’est
bien en creux de ces représentations que transparaissent les valeurs
de sens qui structurent l'ensemble. Ainsi, les questions simples, qui
sont toujours au centre, sont bien "Qu'est-ce qu'on fait là ?"
et "C’est pour quoi faire ?". Ce sont
justement celles du questionnement spirituel. Quel monde
voulons nous pour nous-même
et pour ceux qu'on aime ?...
On
n'y répondra pas par quelques boutades courtes. On ne saura y
répondre qu'en redisant ou reconstruisant nos cosmogonies, en
conversant
à l’abri des
bruits du monde. Mais alors, pourquoi parlons nous si peu dans nos
organisations aux réunions interminables de présentations
top down ? Vive la conversation de fond ! Et si, et pourquoi pas
?... refaire le monde
autour d’un café redevenait un acte révolutionnaire ? ...pourvu
qu'il soit suivi
d'effets. Et il le
sera forcément puisque nos représentations, et donc nos
préoccupations, auront changé.
Alors,
pour terminer sur un sourire, après ces constats somme toute assez terre à
terre, nous nous souvenons de cette vieille expression, définitivement
pessimiste : “Un cautère sur une jambe de bois”... parce que tout ce que nous ferions sans aller à cet essentiel de reconstruction cosmogonique serait définitivement de cet ordre. C’est la
raison pour laquelle, il vaut décidément mieux “penser le
changement que changer le pansement”... Il est forcément toujours
temps.
Jean-Marc SAURET
Publié le mardi 22 mai 2018
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