Quand,
la quarantaine passée, j'usais mes fonds de pantalons de costumes
sur les bancs des amphis de la Sorbonne, un de mes professeurs,
l'ethnologue Claude Rivière, nous raconta un jour d'où nous venait
cette coutume de dire "A vos souhaits" à quelqu'un qui
éternuait. Il nous raconta que les grecs anciens pensaient qu'un
génie vivait en chacun de nous, mais il n'avait pas le langage
de la parole, et sa seule façon d'exprimer ses
attentes, ses désirs, un souhait, était cette intrusion subite
bousculant notre corps : l'éternuement. Ainsi, les gens à
l’entour, assistant à la scène, répondaient au génie
: "Que tes souhaits soient exaucés", ou plus
communément : "A tes souhaits!". Ils ne s'adressaient pas,
comme cela se fait aujourd'hui, à la personne qui éternue, mais à
son génie : celui qui vit en elle.
Les
grecs anciens pensaient effectivement que notre être se composait de
deux parties distinctes : le corps et l'esprit. Il y avait d'un côté
le physique, la matière, et de l'autre "l'anima", le
vivant esprit. Il y avait donc quelque chose de la culture animiste,
chamanique, dans la culture grecque. Mais ce génie était en plus,
une sorte de maître de la personne (la
"per sonna").
Il était ce lien avec le tréfond de soi.
Quand
j'accompagne et partage avec des gens, je me rends compte
que nombre d'entre nous, voire nous tous, avons au fond de nous un
"petit être" qui a envie de vivre d'une certaine
façon. J'ai vu une carte postale humoristique présentant une
dame d'âge moyen jouant avec un vélo. L'image était
accompagnée de cette phrase : "Toute femme d'âge mûr possède
au fond d'elle-même une fille de quatorze ans qui essaye de
s'échapper". Cela m'indique que nous avons tous et toutes cette
sensation d'un désir profond qui nous habite :
celui de vivre sans formalisme ni retenue, de vivre librement et
impulsivement, d'être joyeux dans nos sensations et nos
émotions. Proust et sa madeleine ont encore de beaux jours
devant eux...
Il
y a donc au fond de chacun de nous un génie qui agit dans l'intérêt
de son propre projet, de son propre plaisir, une sorte de génie
joueur, voire hédoniste ou encore épicurien. Mais n'allons pas dans
ses déclinaisons car quelque chose de la décision vient peut être
biaiser cette pulsion.
Lacan
parlait d'un désir premier, fondamental, qui dirigerait toute notre
vie, et que nous chercherions à combler en toute
situation. Je garderais plutôt l'image qu'au fond de
chacune et de chacun de nous, est un être simple qui a envie de
vivre sa vie avec plaisir et simplicité. Cette envie de quelques
transgressions simples, sans conséquence majeure,
nous saisit parfois quand des circonstances particulières
se présentent. Il s’agit, quelquefois, de profiter de
joies simples, dans d'autres contextes. Par exemple, le fait de
retrouver un ami d'enfance : on échange alors sur
nos "aventures" et nos émotions partagées naguère.
On se redit nos vécus, on révèle quelques secrets qui prêtent
à rire, et l'on rit bien.
Parfois
on découvre un paysage qui nous émeut. Il fait remonter des
sentiments anciens ou profonds et l'on se met en contemplation.
Parfois c'est en retrouvant un jeu, un objet que l'on a utilisé
enfant ou adolescent, que nous nous laissons envahir par
une joie volubile : il faut absolument que l'on raconte ! Alors, le
proche qui est là par hasard est happé par notre jubilation.
Plus
loin encore de ces approches par le souvenir, il y a ce
lâcher prise qui nous saisit
et nous étreint. Cela se produit notamment lors de situations
singulières où, subitement, le "petit être" qui vit en
nous lâche prise lui-même. Il n’obéit plus, ne se soumet
plus, ne se met plus en conformité. Je repense à cet ancien film
"La vieille dame indigne" où, au décès de
son mari, une "mamie" décide de vivre sa vie
pleinement, de dépenser tous ses biens pour faire ce qu'elle a envie
de faire. Forte de l'amitié d'une serveuse (Rosalie) et d'un
cordonnier libertaire (Alphonse), elle part à l'aventure de sa
nouvelle vie. Ces deux personnages là, jouent un rôle d'anges
gardiens. Ils lui confirment le "droit de faire" par le
"droit de s'aimer", par le droit de jouir de sa propre vie,
d'en décider. Ceci me rappelle cette phrase d’Olivier Besancenot
: "Ce
n'est pas vraiment de chefs ou de leaders dont on est orphelins, mais
simplement de la conscience qu'on peut écrire notre destin".
Alors,
dans ces moments là, notre"génie", notre "petit
être" s'affirme, éternue son désir de vivre simplement,
librement, débarrassé des entraves que l'on
s'impose, bien au delà des bienséances et de la raison. Il
s’agit juste d’une envie de jouir de l'espace, de la
relation, du climat, de la vue, du spectacle, de l'événement, en
le créant jusqu'à la plénitude.
Des
personnes me disent qu'il s'agirait là d'un lien avec
l'univers, et de notre résonance avec lui. D'autres me
parlent d'un désir profond revenu de l'enfance. D'autres
encore évoquent un simple lâcher prise sur une prise…
sinon crise,... de conscience. En fait tout ceci est construit
autour de ce qui met en balance les véritables
intérêts, risques et enjeux. Quoi qu'il en soit, ce "génie"
est bien là, parfois étouffé, parfois révélé, parfois endormi,
mais il est bien là et il nous attend. "A tes souhaits, petit
génie que j'aime !..."
Jean-Marc SAURET
Publié le mardi 1er mai 2018
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