On
trouve dans la petite histoire des bluesmen une collection
d’événements qui me semblent illustrer précisément ce qu’est
l’esprit du blues et qui pourrait nous être bien utile en management. La première petite histoire qui me vient à
l’esprit est celle-ci. Elle se passe à la fin des années
quatre-vingt, dans un petit studio d’enregistrement du Middle West.
Peter Guralnick et Scott Billington, producteurs d’enregistrements,
sont sur les dents. De l’autre coté de la vitre, Johnny
Shines, le compagnon de route de Robert Johnson (une icone du blues), et Robert
Lockwood Jr., d’Helena en Arkansas et gendre du même Robert
J., sont en train d’enregistrer quelques morceaux en prise directe,
comme les bluesmen ont l’habitude de le faire.
Du
coté de la technique, ça va pas fort. Cet "enfoiré"
d’ingénieur du son vient d’effacer une bonne partie du premier
morceau, tout le début en fait… Plus que gêné, Peter va voir les
bluesmen et leur annonce la catastrophe : « On a perdu le début du
premier morceaux… ». « Et alors, demande Johnny Shine, la fin ne
te convient pas ? »… silence lourd pour Peter. Robert semble s’en
foutre, plus préoccupé à retendre ses cordes tout en frottant sa
barbe blanche. « On n’a plus le début. Il faudrait réenregistrer
ce morceaux…» propose Peter. « Bon, si tu y tiens vraiment,
reprend doucement Johnny Shine, OK !… Heu ! Tu peux me chanter
comment ça faisait ?…. ». De fait, ces bluesmen sont dans la
création continue, et il semble que ceci participe à la prégnance
de leurs œuvres.
Quand
je suis arrivé à Paris en 1975, je jouais du blues au saxophone
dans quelques cabarets de la rive gauche et autres bouges. Grace à
quelques réelles amitiés personnelles, je traînais dans le milieux
des musicien d’afro-jazz, du moins appelait-on ce style comme ça à
l’époque. En fait c’était là le mot un peu pompeux et racoleur
pour dire qu’ils jouaient vraiment bien leur musique populaire
traditionnelle de manière enlevée et dynamique. Je m’était alors
donné comme « professeur » l’adorable Joseph Maka, dit «
Jo », guinéen de son état et aujourd'hui décédé à la suite
d’un long et douloureux crabe. Je l’entend encore me dire « Si
on fait des gammes dans tous les sens et à tire larigot, c’est
pour que ce qui passe par la tête sorte directement par le bout des
doigts… » Paradoxalement, il n'en faisait pas tant que ça. Il
ajoutait : « Joues ce que tu veux jouer et laisse "passer"
la musique ! C’est ça, travailler. »
Un
jour, Delenco, suave et feu batteur montalbanais,
chanteur-guitariste hobo avec qui je partageais un bout de chemin, me
rapportait que Karl Perkins affirmait dans un interview à Rolling
Stone n’avoir jamais étudié et d’avoir passé son temps à
jouer ses chansons. Delenko en avait fait sa philosophie. Plus
récemment, Angelo Debarre, guitariste virtuose de jazz
manouche, affirmait dans une autre entrevue être son seul et de
plus très mauvais élève : « Je joue. Je ne travaille jamais ».
C'est la pratique de leur passion qui semble, pour eux, faire office de
maîtresse...
Il
y a une quarantaine d’années, quand je me suis mis à jouer de la
basse, j’avais très temporairement choisi comme professeur
l’excellent bassiste, ami et aussi montalbanais Tony
Ballester pour qui le jazz et son harmonie n’a pas de secret.
Il me disait alors : « Quand tu travailles, tout seul chez toi
dans ton coin, tu t’intéresses à ce que tu fais : quelles sont
les notes, dans quelle tonalité, dans quel mode, avec quel type d’accord,
etc… et tu recommences mille fois pour l’avoir en réflexe. Mais
quand tu joues, tu joues. Tu oublies la théorie. Tu oublies même
que tu joues. Tu es là dans ce qui se passe, un point c’est tout !
». Quel fabuleux modèle de vie pour nos organisations !...
J’ai
donc longtemps joué avec les musiciens d’afro-jazz. Cette musique
va de Fela Ramson Kuti à Ali et Vieux Farka Touré en passant par
Marc Bonan et bien d'autres. On sait aussi le lien direct et essentiel qu’elle a
avec le blues. Je rencontrais là dans les sphères d’Edja Kungali
d’Adolphe Winkler et l’International Free Danse Music Orchestra
de François Tusque, des gens qui étaient d’abord des griots,
des conteurs, ou des chefs charismatiques, puis des "restitueurs".
Leur
point commun est qu'ils étaient tous "traversés" par la
musique. Elle semble donc être autant un acte social quand ils
produisaient, qu’un champ d’humanité dans lequel ils vivaient et
puisaient. Quand je voulais travailler avec eux, on jouait. Quand on
voulait répéter un morceau, l’un le jouait et tout le monde
jouait avec lui. Quand je demandais « Montres-moi ! Explique
moi ! », ils jouaient. Si je demandais un conseil, ils me
répondaient : « Joues ! » et on jouait ensemble. Pour eux,
travailler, montrer, expliquer, c’était jouer. Non pas qu'ils en
fussent incapables, ce serait leur faire insulte, mais parce que la
pratique est la mère de toutes les transmissions.
A
cette époque, je me suis retrouvé de passage à l’école d’Alan
Sylva, dans le Marais. Ce contrebassiste de jazz et chef d'orchestre
distribuait les rôles à chacun des musiciens-élèves avec des
images. Il
me dit, en me voyant avec ma basse électrique, une vielle demie
caisse à la forme d’une 335, « Tu es un bugle, OK ? Tu joues
comme un bugle. » et c’était là toute la consigne. On faisait
avec cette image. L'enseignement, la demande passait par la
convocation de l'imaginaire de l'autre, de ce que nous pourrions
avoir en commun, de sensible, de vécu.
Ce
que je crois avoir compris de ces histoires et de ces rencontres,
c’est que pour chacun de ces acteurs de la musique, elle vient de
l’intérieur, comme dit la chanson. Tu te laisses traverser par
elle. Dans son fabuleux DVD « Sessions for Robert J. » Eric Clapton
se déclare n’être qu’un passeur de la musique. Pour lui tout
musicien n’est qu’un passeur, un transmetteur qui est traversé
par la musique. Je me sens bien à cette place.
Et
si dans nos organisations, le management consistait à faire appel
aux valeurs du travail, à la passion du métier, et abandonnait les
contrôles (inutiles et mortifères) au profit de laisser passer le
sens de l'oeuvre, du travail bien fait, du service rendu, de la
raison d'être du métier ?... Il se trouve très avantageusement que
ceci est le propre de bien des employés, que contrôles et
commandements vont détruire. On retrouve alors les gens, les mains
au fond des poches, attendant la fin de la journée, et de plus on le
leur reproche... Paradoxal, non ?
Il
m’a semblé comprendre que, pour tous ces musiciens-là, la
musique est un moment, pas un morceau. Celui-ci n’est qu’un
prétexte. L’important c’est ce qui se passe là quand elle se
joue… et parfois, elle se joue de toi, elle t’échappe et tu
rentres à la maison faire le Robert J. au crossroad : tu bûches
alors et te réconcilie avec ton instrument. Il en va de même pour
la taille de pierre et la réalisation de l'oeuvre.
Il
me semble avoir compris qu’il y a une différence profonde entre la
variété, aussi belle et noble soit-elle, et le blues. En variété, on écrit un morceaux. Dans le Blues, on
le joue. Pour l’une, c’est le morceaux qui compte et on le
reproduit le plus fidèlement possible en concert. Car le concert
consiste, justement, à rendre la création donnée dans l’enregistrement. Pour
le second, c’est l’événement qui est premier : et c'est bien ce qui se produit
à l’occasion du morceau, dans un lieu "lamda", avec des gens de ce
moment là. En management, on appelle aussi cela l'intelligence
collective et la créativité, l'innovation. Si l'on s'intéresse au
plaisir de faire, les résultats dépasseront l'attendu, ceux qui justement sont visés.
Jean-Marc
SAURET
Publié le mardi 30 janvier 2018
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