Il
n'est pas habituel de rencontrer en France des patrons, des
enseignants, des chercheurs et des consultants, affichant ce qu'ils sont comme une
fière qualité. Ceux qui le font sont jugés a priori comme inintelligents, voire prétentieux et arrogants. La
posture qualitative appréciée est celle du recul, de
la discrétion, de la prise de distance, celle, de fait, du
doute critique : "Je sais et je suis perçu comme sachant, mais
je pourrais ne plus savoir demain et même me tromper actuellement".
Cette modestie n'est pas qu'un affichage et ceux qui pratiquent ainsi
cette posture, cette "façon d'être", pourraient être
appréciés comme "intelligents, proche et à
l'écoute". Je crois que cette véritable modestie résulte d'un
doute réaliste et critique.
Et
pourtant, la caricature, dont sont communément affublés les
français à l'étranger, est empreinte d'arrogance, d'orgueil
aveugle et de prétention. Celle-ci n'a cependant rien à voir avec
la posture de doute critique reconnue dans leur culture.
Alors
que "nous n'existons que de l'autre" (expression
lacanienne), nous lui résistons avec force. Le jugement de l'autre
est perçu, en France, comme une critique parfois dure, sinon
impitoyable, et il convient de s'en protéger, en sauvegardant
l'image que l'on se fait de soi-même. Cette image est souvent
doublée d'un mélange de honte et d'orgueil encadrant un réalisme
précaire, à la limite douteux, confinant à cet auto-bashing bien
"franchouillard". La résistance est conflictuelle, tant
avec l'autre qu'avec soi même. Elle porte sur l'image que l'on se
fait de soi, en la rapportant au principe de réalité...
En
effet, notre culture fait l’apologie du doute critique, s'en
flatte, jusqu'à l’excès, qui peut aller jusqu'au dénigrement de l'autre et de
soi-même. Cependant, le doute critique devrait nous permettre cette prise
de distance nécessaire, sur les événements et phénomènes
sociétaux. Souvent, la forme des nouvelles emporte le fond et elles
se transforment alors en escroquerie paradoxale. Prenons un exemple dans la
vie ordinaire de nos organisations.
Nous
parlons fortement des risques psychosociaux et nos DRH disent y être
très attentifs. Mais de quoi s'agit-il exactement ? D'abord ce sujet
nous est présenté comme "un risque", et nous savons ce
que ce terme signifie dans la vie de nos entreprises : il s'agit de
quelque chose d'extérieur à l'entreprise ou de quelque chose qui
est inhérent au système (organisationnel, financier, technique,
etc.). Un peu comme s'il s'agissait d'un pendant normal et ordinaire
auquel nous devrions logiquement nous attendre.
Nous
avons bien entendu : "normal et ordinaire"... De la
souffrance, je n'ai jamais compris qu'il s'agissait d'une chose
normale et ordinaire, à par dans mon corps quand l'effort est
intense. Il s'agit bien plutôt d'une conséquence d'un événement
ou d'un fait. Or cette dimension-là a disparu du concept de
"Risques psychosociaux".
Ensuite,
on entend affirmer que cette contrepartie normale et ordinaire d'un
système est "psychosociale", c'est à dire qu'elle relève
d'un champ scientifique indépendant des personnes qui vivent
l'événement. L'organisation ne peut donc en être tenue pour
responsable. C'est dans ces conditions que, paradoxalement, "on"
porte comme sens sous-jacent ce jugement. En l'espèce, la
personne concernée par cette contrepartie n'est, de fait, pas dans
le champ social normal. En d'autres termes, si ceci lui arrive, il
faudra regarder du coté de la pathologie, de l'anormal, du
singulier. L'expression même indique que ce phénomène "normal
et ordinaire" touche des personnes à la caractéristique
suffisamment particulière pour qu'elles en soient quelque part
co-responsables : la victime n'est pas tout le monde. Elle présente
un profil dédié...
Voilà
donc que nous nous construisons des certitudes auto-protectrices. Il
est un fait que ceci arrange ceux qui ne sont pas "atteints".
C'est ainsi que la singularité du profil de victime les exclut
ainsi "mécaniquement" de la cible. Les voilà protégés
et ceux-là propageront la notion comme une bonne nouvelle : il faut
être singulier pour être victime de risques psychosociaux. Nouveau
paradoxe, l’argument vaut même (et surtout ?), si
psychologues et sociologues clament haut et fort que tout le monde
peut en être victime. Le sens de l'expression dit tout le contraire.
Voilà, comment un terme à la forme apparemment anodine
se révèle être porteur de toute une approche déjà
jugée : un “préjugé”
propre au stéréotype. Il s'agit donc bien là d'une
indication aussi contradictoire que paradoxale. Nous manquons là
d'autonomie et de libre arbitre. Mais les systèmes sociaux sont
ainsi...
Au
delà de l'exemple, regardons plus loin. Le marché se présente
comme une quête éternelle d'éternité qui consiste à nous
maintenir dans l'angoisse et l'incertitude. La cause en est
relativement simple : elle peut se résumer en une injonction
perpétuelle de croissance, ou de croissance perpétuelle, comprise
dans sa logique et culture sociétale A l'appui de cette cause, il y
a cette injonction conjointe de dépassement de soi et, notemment, de
consommation. Le capitalisme perpétue ainsi le mythe de l'abondance.
Il est une tentative de retour au paradis terrestre pendant que la
vie réelle est ailleurs...
Keynes
proposait que l'économie reste "à l'arrière", laissant
ainsi la place aux artistes, aux créateurs. Nous l'avons oublié,
peut-être même jamais entendu (car nous n'entendons que ce qui nous
convient). Descartes avait
intégré l'intuition comme un moteur fondamental de la
connaissance et érigé le doute critique en
méthode suprême. Peut-être avons nous confondu ?... Pour notre
bien être réel, il nous faudra retrouver l'excellence du doute
critique. Notre survie
est probablement à ce prix...
Jean-Marc SAURET
Publié le mardi 19 décembre 2017
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