En d'autres termes, l'évolution des gens dépendrait de la façon dont ils sont considérés par leur entourage et leurs relations... C'est là une observation que fit Paul Watzlawick dans les années soixante à l'occasion, écrivait-il, d'un événement dramatique qui s'était passé à Palo Alto, une banlieue aisée de San Francisco. Un enfant de huit ans avait fait une tentative de suicide dans son école. Tous les journaux, toutes les radios, relatèrent l'événement avec force de commentaires. Et voilà cet événement, en très peu de temps, devenu une préoccupation collective. Dans les quinze jours qui suivirent, un grand nombre d'enfants firent, dans leurs écoles, des tentatives de suicide soigneusement ratées. C'est ce phénomène de reproduction qui interrogea Paul Watzlawick. Pourquoi, comment, par quel phénomène ?
Il
va comprendre, alors, que le discours collectif acquiert la force de la réalité, et qu'il s'y "substitue". Il se pose alors la question de
savoir si, cette conscience que nous avons des choses, cette
préoccupation que nous en avons, ne serait pas la, de fait, "toute" la
réalité. C'est ainsi qu'il nous propose, dans ces écrits qui en
découlent, le fait que la réalité n'est ni dans les objets ou les
événements, mais dans la conscience que nous en avons. Le
principe même de réalité ne serait ainsi constitué que par cet état de conscience. Il
convient que ladite "réalité" (prise de conscience, ou
reconstruction dans notre conscience) nous est effectivement indispensable, et absolument nécessaire à nos actions et autres agissements. En cette occurrence, il s'agit là du seul chemin que nous ayons pour agir sur e monde.
Paul
Watzlawick ne s'est pas arrêté là, et il a poursuivit ses
observations à l'aune de cette conception apparemment nouvelle de la
réalité. Nous savons, par ailleurs, que près de deux siècles auparavant, le
philosophe Arthur Schopenhauer avais déjà posé ce principe, dans son ouvrage
"Le monde comme volonté et comme représentation"
sans que quiconque, alors, n'en saisisse la portée exacte. L'un et l'autre ont bien intégré le phénomène, à l'inverse de l'adage prêté à Saint
Thomas qui, lui, ne croit que ce qu'il voit. Nous, en l'espèce, ne voyons que ce
que nous croyons. C'est à dire, seul ce qui nous préoccupe, ce dont
nous sommes convaincus, existe. Et alors nous le voyons et tous le
reste n'est qu'accessoire. Ainsi il me souvient que, quand mon épouse
attendait notre premier enfant, il y avait subitement moult landaus et nombre de femmes enceintes en ville, alors que quelques
jours avant, il n'y en avait évidement pas...
Paul
Watzlawick se rendit compte que ce à quoi nous croyons a bien plus
de chance de nous arriver que le reste. Il nomma ce phénomène la
"prophétie réalisante" à l'instar de la "prophétie
auto-réalisatrice" qu'avait élaboré Merton quelques années
auparavant. Mais il ne s’arrêta pas là et se rendit compte
que si ce phénomène marchait pour soi, il fonctionnait tout aussi
bien à l'égard des autres. Ainsi il prit acte de ce qui devint bientôt une quasi évidence : ce que
l'on pense de moi, m'incite à le devenir et ce que je pense des
autres les invite à le devenir.
Ses
élèves, à l'université de Berkeley, vont faire une expérience
osée mais probante. Entrant dans une école de jeunes enfants, sous
prétexte de proposer des tests d'intelligence, ils discutèrent
avec la maîtresse d'école qui leur indiquait que l'un était
intelligent et donc premier de la classe et qu'un autre n'y arrivait
pas et donc était dans le fond du classement. Ils s'avisèrent de
faire passer des tests aux enfants, test totalement inutiles et
"bidons". Ils revinrent quelques jours après en annoncer les
résultats. Ils affirmèrent à la maîtresse d'école que celui
qu'elle avait indiqué comme intelligent et premier de la classe
n'était pas si intelligent que ça, juste adapté et obéissant, et que ledit
"cancre" était en fait doué d'une intelligence créatrice
remarquable. Et ils la laissèrent... Plusieurs mois après ce faut test, les étudiants revinrent et constatèrent que celui qui leur avait été indiqué comme doué avait régressé dans le rang des
bons élèves et que le cancre, en revanche, avait gagné plusieurs place dans
ce classement. Ils venaient de faire la preuve suivante : ce que la maîtresse
avait dans son regard s'avérait déterminant dans le comportement des
enfants.
Les
sociologues constructiviste, c'est à dire les disciples de
Watzlawick et de l'école de Palo Alto, continuèrent ce constat : ce
que les gens pensent de quelqu'un l'invite à le devenir. c'est ainsi que les
rapports sociaux se trouvent transformés, et donc induits. On se rendit compte
ainsi que les patrons qui avaient de la considération pour leurs collaborateurs avait, corrélativement des gens intelligents, engagés et productifs. a contrario, les patrons qui
méprisaient leurs collaborateurs avaient affaire à des tricheurs et
à des imbéciles. Il semble bien que c'est sur cette considération étriquée et malveillante des ouvriers queFrederick Winslow
Taylor élabora l'approche scientifique du travail. C'est aussi
ce qu'affirmait, en 2003, Yvon Gattaz, le père de Pierre, devant un
parterre d'entrepreneurs : "Mettez du contrôle et vous aurez
des tricheurs. Mettez de la confiance et vous aurez de
l’efficience !"
Mais
la démonstration de Paul Watzlawick indique un phénomène bien plus
inconscient et bien plus profond encore reposant sur le fait
constructiviste : ce que je pense fait réalité. C'est donc bien sur
cette conscience partagée et commune du réel que ce construisent
nos rapports sociaux, nos "vivre ensemble", et donc toute l'action
sociale et sociétale. Il montre ainsi que "ma" pensée, "ma" conscience
du monde, est inductive sur l'évolution dudit monde. Surprenant, non
? Du moins intéressant...
Jean-Marc SAURET
Lire aussi : " Et si nous parlions Connaissance / Management ? "
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