A première vue, il n’apparaît pas
d'opposition mais plutôt une certaine complémentarité entre les
savoirs pratiques et les connaissances théoriques... un peu comme si les uns
complétaient les autres, et comme si la véritable connaissance
pratique venait de leur articulation. Si la démarche dialectique de
la connaissance oscillant entre expérimentation et théorisation,
est bien celle qui fonda, au dix-neuvième siècle, la démarche
scientifique, il n'en reste pas moins vrai que l'usage que nous faisons de
ces types de connaissances s'avère bien différent. Le statut même de
chacune se distingue de celui de l'autre. Les savoirs pratiques
sont ceux du praticien, donc de l'ouvrier, de l'artisan ou du paysan.
Il est connoté d'empirisme et cette acception comprend, dans notre
culture, une touche d'inachevé, d'aléatoire, d'incertain, de "à
vérifier", etc.
Le
beau ou gai savoir est celui de la théorie, le seul ordonne les
choses de la réalité, connaît les lois et les règles de la
nature, du métier, ou de la matière. Il s'enseigne dans
les écoles et les universités, se transmet entre sachants et
étudiants ou disciples. Il fait autorité parce qu'il est raisonné,
donc sûr et vérifié. Mais, comme l'écrivait le psychosociologue
Serge Moscovici, "les lois de la nature sont celles que la
culture lui trouve". C'est à dire qu'elles ne sont pas dans la
nature mais simplement dans nos regards. Elles sont donc fonction de
la façon dont nous percevons, distinguons, considérons le monde et
ses « choses », si nous « découpons » ce
monde en éléments distincts.
Ainsi,
ce n'est que le statut que notre culture attribue à chacun de
ses savoirs qui en fait leur réalité sociale, l'aperçu de leur
efficacité, de leur efficience, de leur pertinence...
Mais
qu'est-ce qui les distingue réellement ? Seulement la manière dont
nous les construisons. Regardons de plus près.
Je sais faire de la bicyclette. Mon
apprentissage s'est fait dans l'allée de la maison, puis dans le
chemin d'Allègre où j’habitais enfant. Accompagné de
mes frères, sollicité et soutenu par eux, je m'aventurais le cœur
battant sur la selle, le guidon et les pédales... Tout me paraissait
complexe. "Je te tiens. Vas-y !...Pédale !... Regarde où tu
vas !... Ça y est ! je t'ai lâché !" Je ne sais pas comment
ça c'est passé, mais je l'ai fait et dès le lendemain, je
recommençais avec enthousiasme et excitation. Nous ne sommes pas
passé par la case "tableau-noir". Pas de théorie de
l'apprentissage ni de l'équilibre ! Pas de cours sur le rapport de
la vitesse et de la stabilité, rien sur les effets gyroscopiques et,
comme disent les enfants à ce propos, "on s'en fout !".
L'apprentissage en action produit une connaissance qui n'a pas de
mots. On l'a dans le corps et les gestes. C'est tout à fait
suffisant et satisfaisant. Tout le reste est inutile.
Bien des apprentissages utiles à
notre vie quotidienne passent par cette démarche pragmatique,
pratique, expérimentant directement l'usage. Mais prenons un autre
exemple que les marins connaissent bien. Comment apprend-on à faire
un nœud de cordes ? Comment vous a-t-on appris à lacer vos
chaussures ?... Tentez l'expérience : tentez d'expliquer sans le
montrer comment on fait un nœud de chaise, un nœud plat ou un nœud
de pendu ? Tout le monde finit par attraper une ficelle et
montre par le geste. L'explication théorique est beaucoup trop
complexe et bien rares sont ceux qui y parviennent sans se faire des
nœuds au cerveau,... et que l'impétrant comprenne...
L'apprentissage pratique, par la
pratique, s'impose parfois de lui-même. Il arrive qu'on l'appelle
alors "initiation" parce que c'est dans la seule pratique
que la connaissance s’acquiert alors. L'intellection en serait plus
une gêne qu'un outil pratique. Il y a des choses qui ne
passent pas par les mots mais par les faits et gestes. Nous le savons
tous d'expérience et nous avons un peu de mal à dire pourquoi.
"C'est comme ça !", expliquons nous. Ici, c'est le corps
qui apprend par ce qu'il ressent,et perçoit de ses différents
sens.
Mais alors, ne serions nous pas "corps
et âmes" ? L'esprit ne dominerait-il pas le corps ? Cette
perception grecque de nous même nous poursuit encore. De fait, il
n'y a pas de séparation entre le corps et l'esprit et pour
réinventer le lien indéfectible, nous avons inventé le
concept de "somatisation", et l’on a alors découvert que "le mécanisme" fonctionne dans les deux sens. En l’occurrence, nos maux rejetés
passent directement par l'expression du corps, et nos
apprentissages, transitant d’abord par le corps, finissent
par trouver place dans nos esprits. Nos esprits trouvent alors “les
mots pour le dire”. Il nous faut juste alors reconnaître que corps
et esprit (ou âme) ne sont qu'une seule et même chose
: c’est à dire nous !
Et souvenez vous comment nous
avons appris à lire ? On a eu droit à une théorie du son que
la lettre retranscrit. Il nous a fallu distinguer intellectuellement
le "P" du "A", quand je parle de mes pas. De
cette théorie nous avons "déconstruit" notre langage pour
le reconstruire en graphes. Le passage par la théorie nous a permis
d'accéder à ce nouveau monde d'expérience. Mais pourquoi ceci nous
a-t-il été utile ? Parce que l'écriture passe par une théorisation
du son, et de sa retranscription. Il en va de même pour toutes
les théorisations du monde.
Ainsi nous inventons des lois qui sont
prétendues régir l'univers, comme les lois de la physique ou de la
chimie. Et puis arrive un certain Ilya Prigogine qui nous indique que
les lois de la thermodynamique ne sont pas réversibles. On lui
décernera même un prix Nobel pour nous l'avoir indiqué.
Que nous dit-il par là ? Que les lois
que nous trouvons dans la nature n'y sont pas forcément, ou encore
qu’elles ne sont pas partout... C'est tout, mais c'est
beaucoup. Serge Moscovici nous en dira plus à l'aune de l'étude des
représentations sociales : il n'y a pas de lois dans la nature. Ce
sont nos cultures qui les lui attribuent.
Ainsi, le statut de connaissance
théorique se résume à un statut culturel. Un point c'est tout.
D'ailleurs la démarche scientifique développée dès le
dix-neuvième siècle, (et je pense là au
saint-simonisme), nous indique que notre connaissance est
un aller-retour, une dialectique, entre expérience et
théorisation : j'expérimente (je mets le feu sous la casserole
d'eau) et je théorise (l'eau bout à une certaine
température que je valorise à 100). Puis je viens la vérifier sous
d'autres conditions (je fais bouillir de l'eau pure ou
salée, au niveau de la mer ou au sommet du mont blanc).
J'ajuste alors ma théorie à coup d'exceptions (moins
l'eau est pure et plus son degré d’ébullition est élevé ; plus
la pression atmosphérique est forte et plus la température
d’ébullition s'élève).
Tout ceci nous indique que
l'apprentissage se fait dans l'expérimentation et que notre mental à
besoin de théoriser, de symboliser, pour situer ou étendre cette
connaissance à d'autres champs. C'est tout... (mais pas rien pour autant). Alors, cette
distinction de statut des savoirs, pratiques ou théoriques, ne se retrouve être effectivement qu'une intellection. En effet, ces savoirs ne sont que les facettes de
la même pièce de connaissance, ou l’avers et le revers
de nos perceptions,… toujours mutables par l'expérience. Mutatis mutandis, entend on quelquefois… Et ce n'est certainement pas à tort.
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