Voici
trois notions qui, dans l'usage quotidien, se marchent sur les pieds.
Elles semblent signifier la même chose et pourtant !... La
philosophie hégélienne fait, quant à elle, joyeusement la
confusion entre réel et réalité, en se demandant simplement ce qui
faisait qu'il (elle) est vrai(e)... "Qu’est-ce que le réel et
de quelle façon perçoit-on la réalité ?" questionne Clément
Rosset dans son ouvrage "Le Réel". Mais, après tout,
pourquoi donc se poser la question de leur distinction ? Parce que je
sais, intuitivement, que s'il y a trois mots, cela suppose sûrement
quelques différences. Mais je sais aussi qu'existent les
synonymes et qu'ils ne servent qu'à dire autrement "ce qui
est". Nous allons donc pousser le bouchon un peu plus loin et
nous attarder sur les distinctions, sur cet "entre deux"
qui les distingue et les sépare.
Si je plonge dans les écrits de
Lacan, alors surgit une différenciation, qui devient comme une
évidence : "Le réel est l'impossible". Il s'agit de
cet au-delà-du-mot, ce vide que produit et indique la
limite du "dit", du "disible". S'il y a un
"dedans" (le dit), il y a forcément un dehors (ce qui n'en
est pas). Mais quel est-il ?... Ce vide-là aspire du sens, en même
temps qu'il en inspire. Et comme par ailleurs, la
nature a horreur du vide, la nature humaine a horreur du vide de
sens. Dès qu'un espace est indiqué, il mobilise notre attention
avec cette intention d'en trouver le sens. Le sens de "ce qu'il
est". Et ledit sens, dans ces conditions, sera davantage celui
que nous lui attribuerons, plutôt que celui qu'il pourrait
éventuellement avoir, dans l'hypothèse où il aurait existé... De
toutes façons, il existe dès que je lui en ai trouvé un. A
partir de là, je constitue cet espace "à dire" en objet.
Et la question revient, lancinante, elle se repose au-delà du nouvel
aperçu et de ce nouveau mot qui le “dit”.
Dans ces conditions, en bon
constructiviste, je sais que la réalité n'est pas "le monde",
mais ce que j'en fais, et ce que j'en sais. Comme l’écrivait
Schopenhauer, la réalité n'est qu'un objet pour un sujet qui le
regarde. Si le sujet s'en va, l'objet disparaît. La réalité n'est
donc que la conscience que j'ai du monde. C'est ce qu'affirmait Paul
Watzlawick en 1981 dans "l'invention de la réalité".
Qu'en est-il, alors, du "Monde" ? Il est, certes, cet "à
attraper", ce réel impossible et rien d'autre... D'accord,
mais qu'en est-il du vrai ?
On
peut dès lors se poser la question de savoir si la conscience que
j'ai du monde, cette réalité, est vraie. Je laisse répondre Paul
Watzlawick (La réalité de la réalité, 1978) : "…si
ce que nous savons dépend de comment nous sommes parvenus à la
savoir, alors notre conception de la réalité n’est plus qu’une
image vraie de ce qui se trouve à l’extérieur de nous-mêmes,
mais elle est nécessairement déterminée aussi par les processus
qui nous ont conduits à cette conception". Il écrit plus loin
que "toute prétendue réalité est - au sens le plus immédiat
et concret du terme - la construction de ceux qui croient l’avoir
découverte, et étudiée. Autrement dit, ce qu’on suppose
découvert est en fait une invention ; mais, l’inventeur, n’étant
pas conscient de son acte d’invention, il la considère comme
existant indépendamment de lui". Il est loisible d'en déduire
que la réponse est : oui, la réalité est vraie pour moi, et peut
être seulement pour moi. Le vrai nous apparaît donc comme une
validation de réalité, laquelle validation n'est faite que par
nous-même et pour nous nous-même. Nous chercherons et attribuerons,
par la suite, les preuves qui nous semblent nécessaires à croire
que cette réalité est vraie universellement, c'est à dire "dans
le réel".
Nous voyons là l'impossibilité du
système. La réalité est un “construit symbolique”, dans
le langage, comme dans la vision que chacun a du monde. La réalité
n'est donc pas une existence propre mais seulement un phénomène de
"mise en soi", puis de "mise en mot" du réel
qui nous entoure : celui dont, justement, nous sommes partie
intégrante. Le vrai est notre validation de cette conscience, et
elle est à considérer comme fidèle au réel (Ici, le chien se mord
la queue...). Mais à quoi cette distinction peut elle bien nous
servir ? La raison peut être définie de la façon suivante :
nous sommes avant tout des êtres sociaux et nous sommes
appelés à être ensemble, à faire et travailler ensemble. A partir de là,
notre réalité est aussi sociale que personnelle. C'est ce que nous
appelons la culture. Nous ne sommes et n'apprenons que de l'autre. La
réalité est donc aussi un acte social, et la partager constitue
bien un acte de socialisation. Dans ces conditions, il est
possible, à partir de ces prémices, de dire que n'est vrai que ce
qui est socialement partagé.
En matière de management et de
dynamique des organisations, nous entendons beaucoup parler
d'intelligence collective et nous sommes sollicités pour participer
à des séminaires censés nous apprendre à mieux la développer... J'ai comme un doute. Faisons-nous a priori confiance à
l'intelligence d’autrui ? Sommes-nous bien convaincus que chacun
dispose de cette faculté ?... Celle qui consiste justement, à
se mettre en résonance avec son collectif, son environnement ?...
Alors, pourquoi, dans cette hypothèse,
confisquer aux gens, “public cible”, cette capacité à le faire
eux-mêmes ?... Créer cette intelligence collective
ne consiste pas à “faire penser” comme je veux,
ce que je veux, voire ce dont j’ai besoin, face à
un "public" déphasé, et perçu comme un
conglomérat d'individus. Si cette option devenait dominante, cela
pourrait alors avantageusement s'apparenter à l’escroquerie d'une
pensée unique, sur fond de manipulation. Apprendre à penser
ensemble me semble aussi incongru qu'apprendre à quelqu'un à
marcher. "L'apprenti marcheur" sait, ou même "a su
tout seul ", par nature, comment s'y prendre pour le faire. S'il
s'agissait d'apprendre la pensée critique à quelqu'un, alors je
comprendrais mieux. Mais là...
Ainsi, et l'on peut au moins
provisoirement conclure, en affirmant que nous pensons
socialement le monde "en réalité". Simultanément, nous
pensons notre conscience du monde comme étant le monde lui-même.
Confusion ? Peut-être n'est-ce là qu'un paradoxe nécessaire, non ?
“En vérité”, et plus que jamais, “la carte n’est
(décidément) pas le territoire”...
Jean-Marc SAURET
Publié le mardi 5 septembre 2017
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