En
matière de politique, comme en matière de société, il nous faut développer la
pensée critique pour ne plus obéir par habitude ou par ignorance,
voire même plus simplement, par paresse intellectuelle,… ce qui revient au même.
Nous lisons beaucoup d'informations qui nous arrivent par la toile et les
réseaux sociaux. Des phrases qui apparaissent comme des évidences et qui petit
à petit se constituent en pensées toutes faites,
toutes simples à utiliser.
C’est ce
que j'appelle aussi des "pensées courtes". Elles ne sont pas
l'apanage des incultes et des imbéciles, mais aussi le nôtre, à notre insu.
Cette culture de la pensée courte se développe aussi dans nos organisations. Et,
si nous n’y prenons
pas garde,
elles risquent d’envahir notre
quotidien jusqu'à nous détourner de notre
propre chemin, et de tout ce à quoi nous tenons.
Mais
je ne vais pas non plus jusqu'à poser l'hypothèse du grand complot, celui qui
nous conduirait à notre insu à l’obéissance aveugle. Celle
à laquelle, justement, Alain Finkielkraut faisait référence dans le Figaro à propos
des élections présidentielles, « Il ne s'agit plus, en votant, de choisir, mais
d'obéir », comme si une puissance secrète tentait d'éliminer "son"
candidat favori au profit d'un autre qui n'était bien
sûr, pas
le sien... Oui, il y a des événements, et des éléments, qui
ne sont
pas perçus de la même façon dans toutes les têtes. Sans donc céder à la
paranoïa proposée par quelques-uns, restons cependant vigilants et attentifs
aux signaux faibles, cachés dans les pages et les discours. Cela suffira bien
afin d’éviter les confusions et
les pièges.
Mais, pour être plus clair, prenons un
exemple. Dans la fonction publique, est apparue en application début 2017, une
réforme RH dans le management des agents. Elle
s’est bientôt imposée. Il s'agit d'un système
indemnitaire visant à une
égalisation, ou universalité, des pratiques et que l'on nomme le RIFSEEP.
Ce qui signifie "Régime
indemnitaire, fonctions, sujétions, expertise, engagement professionnel".
A première vue, il s'agit de rémunérer ou de récompenser les comportements
autonomes et engagés des agents au service des usagers et des politiques
publiques. Il n'y aurait rien à redire si l'un des termes ne venait à frapper
notre oreille, par une sorte de
contradiction subtile entre les termes. Jean-François Zobrist (FAVI,
l'entreprise libérée) nous invite, pour un meilleur management, à être très
attentifs aux signaux faibles. Celui-ci en est un. Il s'agit ici du quatrième
mot participant à l'acronyme : "sujétion".
Habitué
aux politiques managériales, je comprends que le ou les auteurs du projet l'ont
substitué au mot habituellement usité dans
le management : la
suggestion. Il s'agit d'une posture managériale qui invite à
l'engagement des acteurs. Toute suggestion venant des agents de terrains est
prise en compte comme une contribution pratique à l'intelligence collective.
Elle apparaît depuis bien des années dans les énoncés des politiques
managériales de la fonction publique. D'ailleurs, dans l'acronyme RIFSEEP, nous
retrouvons les termes d'expertise et d'engagement professionnel qui lui sont
habituellement associé.
Mais le mot retenu est bien "sujétion".
De quoi s'agit-il ? Les dictionnaires nous indiquent qu'il s'agit de l'état de
celui qui est "assujetti" à quelqu'un ou à quelque chose, d'un état
de dépendance par rapport à un pouvoir (politique, militaire) exercé de façon
absolue... Nous sommes là bien loin de l'autonomie fertile des acteurs,
celle-là même que recherche le management par l'intelligence collective. Ces mots-ci renvoient à
une politique managériale dictatoriale, comme celle que
nous connaissons de Taylor et son
approche scientifique du travail. Nous retrouvons ici les organisations
bureaucratiques dans leurs composantes totalitaires, avec cet
assujettissement des personnes au système. Hannah Arendt nous avait pourtant
bien prévenus...
Alors,
sujétion ou suggestion ? A
cet effet, profitons du développement de notre esprit
critique et ne prenons pas les indications pour argent comptant. C’est-à-dire, de nous garder de prendre les
choses isolément, au seul premier
degré.
Quand
sujétion côtoie l'engagement professionnel, j'ai l'impression d'un
oxymore. Si l'engagement est une démarche délibérée venant de la volonté de
l'acteur, l’assujettissement constitue
bien son
contraire, son opposé : il est l'absence de volonté personnelle, sinon celle de
se soumettre à la volonté de l'autorité d'autrui. Cela n'a évidemment rien à voir avec la soumission volontaire
de La Boétie. Cela a au contraire à
voir avec la soumission contrainte, c’est-à-dire celle qui
est produite par les systèmes totalitaires. L'oxymore ferait
dont passer la "sujétion" pour de la "suggestion". Y
aurait-il là une supercherie volontaire ? Je ne le pense pas. Je pense plutôt, loin du procès d’intention, à
une émergence de la pensée profonde de ceux qui ont écrit le texte de
l’acronyme : en l’espèce, une
volonté de perpétuer l'autoritarisme d'un état dont ils rêveraient.
Ne rêveraient ils pas aussi, à
quelques singularités d'un management public ? Cette bureaucratie dont l'administration ne sait
se défaire ?... Mais laissons tomber ces quelques
personnes que
l'on rendrait responsables de « tout ». Ils ne sont,
en cette occurrence, que les membres du système administratif, et des
"perpétueurs" de sa logique. Cette logique qui,
comme nous l'avons déjà développé, relève d'une représentation mécanique de
l'organisation. Il s'agit d'une grande horlogerie dont chaque agent est une
pièce, un rouage, un ressort. Voilà qui ressortit bien de la
représentation de sujétion : un rouage ne pense pas, il exécute la fonction qui lui est dévolue.
Voilà aussi pourquoi le mot "sujétion" côtoie celui d'expertise.
Nous
comprenons bien là le
caractère insidieux de l'énoncé. Ce cas-là n'est
pas isolé. Dans nombre de discours, de notes et d'articles nous retrouvons ce
type d'assemblages logiques relevant de représentations singulières. Ne tombons
pas dans le piège qui consisterait à les
prendre pour argent comptant. Gardons en mémoire et en réactions ordinaires, une attention toute
particulière aux signaux faibles,
en conservant une pratique continue de la pensée critique.
Mais
poussons encore le bouchon un peu plus loin, histoire de consolider notre démarche
salutaire. En réagissant une
première fois de cette manière à une pensée courte, bizarrement, nous risquons
de nous sentir bien
seuls à réagir ainsi, bien seuls dans la réflexion critique. Bien des
proches et des collègues auront d'ailleurs
une certaine tendance à nous reprocher de couper en quatre des poils que nous
chercherions sur les œufs. Rappelons-nous seulement - en le leur rappelant le cas échéant - que les innovateurs, ceux auxquels nous faisons justement référence,
et dont nous nous souvenons, sont souvent les seconds couteaux du
phénomène critique. Un exemple, parmi bien d’autres, à
propos de l'affirmation que la terre est ronde :
nous nous souvenons davantage de
Galilée que de Giordano Bruno, et pourtant, c'est bien lui le premier
qui a posé l’idée. Pire, d’ailleurs, il
en est mort parce qu'il n'a pas voulu se rétracter...
Dans le même ordre d’idée, "en terme d'innovation, dit
Michel Serre, ce ne sont jamais les premiers qui font modèle mais leurs
successeurs". Pourquoi cela ? Parce que les successeurs sont plus dans une
posture de transmetteurs que
d'innovateurs. Ils apparaissent donc plus consistants, plus crédibles, parce-que
mieux traducteurs. On peut
expliquer le phénomène, dans la mesure où ils ont vu, voire connu, les affres que l'innovateur
aura affronté et connu lui-même dans
sa démarche,… quelquefois à son
corps défendant. Les répétiteurs sont plus des trouveurs que
des découvreurs et cela fait
moins peur. Quelque part, même, cela rassure... Fabien
Tastet, le Président de l'association des administrateurs territoriaux, disait
dans une interview qu'il faut marteler les bonnes idées avant qu'elles ne
s'installent. "Bis repetita placent"
dit la formule latine. Il faut répéter avant que cela plaise.
Alors, courage, mesdames et messieurs, gardons-nous bien, pour le bien de tous, de prendre toutes indications pour argent comptant, et apposons, voire imposons sans
relâche nos réflexions critiques, car, même si nous n'avons pas
l'impression de faire bouger quoi que ce soit, quelques-uns ont entendu ou
vont entendre… Ce sont les mêmes qui, certainement plus tard,
reprendront le flambeau et la petite lumière fera son chemin... Fiat lux ?
Jean-Marc SAURET
publié le mardi 6 juin 2017
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