La première fois que j'ai utilisé la formule "d'où je parle", c'est en ouvrant une conférence devant un parterre de consultants. Les participants, et ce sont eux qui me l'ont raconté ensuite, se sont dit qu'ils avaient donc affaire à un sociologue et qu'ils allaient encore beaucoup s’ennuyer... Apparemment, ce ne fut pas vraiment le cas. Quand
nous disons d'où nous parlons, c'est pour dire de quel point de vue, de quelle
démarche scientifique ou professionnelle nous pensons et regardons. Mais, de
fait, c'est aussi, et peut être surtout depuis son propre chemin de vie que
nous racontons ou commentons, et de cela, nous en parlons si peu. A partir de ces prémices, je
dois avouer que, comme chacun ou comme beaucoup, la vie m'a ballotté comme la
mer le fait d'un fétu de paille et m'a naguère rejeté sur la plage, tel un
Gulliver. Ainsi, en tant qu’humaniste pragmatique, je me suis habillé de
caractères parfois gênants : je ne connais plus la peur, pas la culpabilité, ni
le culte de la personnalité, mais, exclusivement, cet amour des gens. Alors je
dispose de cette forte tendance à parler “cash et direct” (certes, avec
bienveillance). Je me dis que, si ça se trouve, je dois être un peu bizarre.
Cela m'a valu autant d'amitiés que d'inimitiés professionnelles, voire quelques
mésaventures. Mais jamais cela ne m'a desservi dans ma vie privée, bien au
contraire.
Je dois
avouer aussi que, enfant, j'ai été diagnostiqué "dyslexique", et été
torturé pour traiter cela. Si plusieurs symptômes ont disparu, la douleur des
exercices subis est restée bien présente. J'ai compris postérieurement que la
dyslexie n'était qu'une façon singulière d'appréhender le réel, faite de
déconstructions/reconstructions constante. Elle constitue, en l’espèce, une
posture plutôt favorable à la recherche, et corrélativement très appréciée par
les laboratoires de recherche anglo-saxons.
Je dois
aussi avouer que jeune adulte, je n'ai pas mangé tous les jours à ma faim, ni
toujours dormi sous un toit, bien au contraire. Amoureux du vivant, j'ai
travaillé plusieurs années comme ouvrier agricole. Ces éléments ont constitué,
en cette occurrence, une longue initiation humaniste et pragmatique. Bien que
les faits soient là, il ne s’agit aucunement de faire du Zola, mâtiné de Hugo. Je
sais que le monde n'est pas simple, que l'on s'adapte de son mieux et que tout
cela s’avère normal. Il y a, de fait, toujours des environnements meilleurs, mais
aussi de bien pires. Et, comme le dit l'épitaphe du "Salaire de la
peur" de Georges Arnaud, "le Guatemala n'existe pas. Je le sais. J'y
ai vécu".
A dix ans, je plongeais dans la mythologie grecque. A quatorze
ans je lisais Marc Aurelle et Daniel Guérin. C’est ce dernier qui me fit découvrir Proudhon, Fourier,
Stirner, Malatesta, Bakounine et bien d'autres. A dix-sept ans, je lisais le
théâtre de Beckett, de Sartre, mais aussi Lanza del Vasto et Kafka. Je
découvrais Gandhi, Luther King et Mandela, en prison à l'époque. Je jouais dans
une troupe de théâtre indépendant à Montauban, m'essayais au théâtre de rue à
Tours, à la taille de pierres sur le Larzac, puis à la vie communautaire dans
l'Allier. Bref, je trouvais que la vie risquait d'être trop courte.
J'ai
découvert l'écologie en 1973 en me trompant. Pensant qu'il s'agissait d'une
revue d'éthologie, la "sociologie animale" si l'on peut dire, je
m'abonnais au "Sauvage". J’ai trouvé là une revue racontant les
effets des CFC sur la couche d’ozone, la raréfaction de l'eau douce ou la
disparition d'espèces animales. On ne parlait pas encore, ou si peu, du
réchauffement de la planète. J'y apprenais ainsi les rudiments de la culture
associée, celle qui permet de faire vivre dix personnes à l’hectare. Tout ceci
me parlait. Je comprenais que la vie alternative existait réellement et qu’elle
était possible. Il fallait juste l'essayer, puis la vouloir.
Mon premier
métier a donc été ouvrier agricole. J’y exerçais ma passion pour le vivant. A
l’époque, on ne s’engueulait pas avec son patron, on en changeait,
tranquillement et très facilement. Il est vrai que pas grand monde ne
s'intéressait à cette activité contraignante et dure. N'étant pas fils de paysan et sans diplômes agricoles, je comprenais que je ne pourrai jamais avoir mes terres. Je "montais"
donc à Paris créer avec quelques amis une éphémère troupe de théâtre. J’y
restais comme musicien de cabaret, fis ensuite le "manute" aux PTT,
et m’installais dans le confort des revenus mensuels, même modestes. Je m’engageais dans la
vie associative, créant et/ou présidant plusieurs associations culturelles ou
sportives. Je reprenais des études de psychosocio, d’ethno et de sociologie à
l'EHESS puis à la Sorbonne où je soutenais ma thèse de doctorat, le tout en travaillant, rencontrant bien des gens
brillants et passionnants. Je me suis définitivement lié avec certains. Nous
échangeons toujours sans être toujours d'accord, mais n’est il pas dit que nous
nous enrichissons de nos différences, comme nous le rappelle Antoine de Saint
Exupéry (“Si tu diffères de moi, loin de me léser…”).
De tout
cela, je comprenais que les gens n’étaient pas mauvais par nature, juste
parfois ignorants, inconscients ou encore parfois stupides. D'autres me
paraissaient brillants, travailleurs, informés et réfléchis. Certains étaient
généreux. D'autres recroquevillés sur eux-mêmes et leurs biens. Je continuais
donc prudemment à me méfier de l’autorité, convaincu que le travail était libérateur. J’apprenais définitivement à ne pas avoir peur, à
éviter les conflits, et à combattre si besoin. Je savais que tous les gens se
valent, qu'il n'y a ni grands, ni petits, ni genre, ni singularité qui puisse
faire prétexte à quelque discrimination que ce soit, tant dans nos vies que nos
relations. Je vis aussi que beaucoup se cachaient derrière quelques stéréotypes
symboliques. Je compris que les gens avaient un besoin grégaire et identitaire
de se retrouver en communauté, quelle qu'elle soit. Je compris l'esprit de
club.
Les sports
que j'ai pratiqués avec passion et assiduité correspondent à ce vécu. J'ai
d'abord et longtemps pratiqué la course de fond à pied, ce que l'on appelait
alors le "cross-country" où j'excellais en terme d'endurance et
gagnais bien des courses. Comme tous les garçons du sud-ouest, à cette époque,
je jouais au rugby avec passion et détermination. J'y savourais l'esprit
collectif et de dépassement de soi pour le groupe et le résultat co-construit. Adulte, mon
physique trop léger m'a fait choisir un sport de combat pieds-poings. Je pratiquais donc assidûment la boxe française en super-plume, dans une ascèse
monacale, passais les degrés requis en technique et en combats. Je devins
enseignant et dirigeant du club que j'avais fondé. J'ai créé et présidé nombre
d'associations culturelles, entraînant chaque fois des dizaines de personnes.
Le reste est sur mon CV mais présente sans doute moins d’intérêt.
Aujourd'hui,
la nostalgie du dépassement de soi me rattrape chaque fois que j'enfourche quasi quotidiennement mon
vélo tout terrain. Toutes ces pratiques ont forgé l'expression de valeurs
intenses comme le travail et le sens de l’effort, la patience et l'endurance, mais aussi le sens de l'autre et du collectif. Je les retrouve dans la recherche/développement,
tout comme dans l'observation et le fameux lâcher prise. Ce sont là l'occasion d'une autre manifestation de
l’éthique et de l’équité, du bon et du vrai. Bref, je tire de tous ces éléments
une "raison d’être" humaniste et pragmatique. Voilà donc d'où je
parle : en d’autres termes, voilà quelqu'un de tout à fait ordinaire et normal,
moderne et alternant culturel à la fois… Tout un “programme” ? Peut être...
Jean-Marc SAURET
publié le mardi 23 mai 2017
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