Surement
influencé par les travaux de Yale (Mayer et Salovey, 1990)*, j'ai longtemps pensé qu'il y
avait trois intelligences, l'une rationnelle, une autre émotionnelle
et la troisième symbolique que j'ai plusieurs fois évoquées ça et là .
Mais, tout d'abord, que pourrions nous dire sur ce qu'est, ou peut être, l'intelligence
? Il y a cette conception rationnelle, qui colle avec la
philosophie des lumières : l'intelligence est la compétence à
utiliser au mieux les capacités de notre esprit. Cette approche
relève du modèle mathématique, le cerveaux serait la machine à
calculer et l'intelligence son usage. L'intelligence se résoudrait dans l'expression des
facultés mentales. Il y a même dans cette approche quelque
chose d’eugénique : le modèle et la marque de notre calculette cérébrale seraient dans notre ADN.
Il
y a aussi cette approche constructiviste qui consiste à penser que
l'intelligence se mesure à l'aune de capacités conceptuelles. Plus nous
serions en capacité de façonner des modèles pour penser le monde,
plus nous serions intelligents. Cette capacité est celle du rendre
compte. Etre intelligent serait alors comprendre le monde, élaborer
des concepts avec les mots qui les représentent, puis l'expliquer.
L'excellence pourrait aussi résider dans la capacité à identifier
des variables et éléments du réel, puis à les mettre en relation,
à les articuler. Mais l'approche constructiviste de la réalité
nous indique que celle-ci n'est que la conscience qu'à le sujet de
l'objet. Le sujet s'en allant, l'objet disparaîtrait (Schopenhauer, 1818). La
capacité à saisir une chose par la pensée relèverait alors de
variables propres au sujet regardant et non à l'objet lui-même. Selon Serge
Moscovici, connaître, c'est reconnaître sur ce dont on a
déjà une conscience, une certaine construction consciente ou pas. Les variables de la
connaissance serait alors non objectives et ne sauraient être
attrapée par les mathématiques.
Une
autre approche encore nous propose une intelligence résidant dans
une autre capacité : l'adaptation. Celle-ci prolonge la démarche
précédente : après avoir compris ce qu'est le monde (quitte à
refaire l'exercice le coup d'après, à se dédire et proposer autre chose),
l'intelligent sait en faire usage pour soi-même, en tirer des
pratiques, des savoir-faire et des savoir-être. Il y a là une
confrontation active au réel, quitte à le transformer, à
le modeler, à "l'interpréter" comme l'on dit. Cette intelligence là est reconstructive,
productives de moyens d'action en fonction d'un environnement, d'un
contexte.
La
qualité de l'intelligence s'apprécierait à la capacité des
concepts à rendre compte du monde le plus exactement possible, à
proposer des actions les plus efficientes et les plus en adéquation
avec les attentes du sujet. Nous voyons là que la définition
devient alors complexe et le nombre des variables de l'appréciation
se multiplient : quels sont les critères de l'efficience ? ...le temps
de réalisation ? ...son économie ? ...la sûreté dans le temps de
la production ? Quelles sont les attentes du sujet ? ...esthétique ?
...pratique ? ...jouissive ? etc.
Le
Cognitive Genomics Laboratory du Beijing Genomics Institute
(BGI) à Pékin, peut-être le plus grand institut
de séquençage génétique au monde, tente vainement
d'identifier les gènes des surdoués. La restitution des
travaux est perpétuellement reportée. Ce n'est pas pour une quelconque raison
pratique mais parce que le résultat se présente vide. Pour
l'Américain Steven Hsu, de l’université de l’État du
Michigan, conseiller et partenaire du BGI, le gène de l'intelligence
n'existe pas et c'est toute la recherche qui converge vers ce
résultat.
Nous
constatons plutôt que la nature de fonctionnement de notre cerveau
est symbolique, par association de concepts, par rapprochement des variables qui les
accompagnent. Pour le faire sentir, je joue parfois à ce jeu
d'enfant qui consiste à faire dire plusieurs fois à son
interlocuteur le mot "blanc" en lui montrant différents
objets de cette couleur. Puis je lui pose la question : "Que boit la vache ?" et mon interlocuteur répond quatre-vingt-dix-huit fois sur
cent : "Du lait !". Et non, nous savons bien que la vache
boit de l'eau et produit du lait. Mais dans notre construction
cognitive, l'association des trois concept "Vache - Liquide -
Blanc" donne du lait. Il me faut revisiter "rationnellement" le propos pour retrouver le sens demandé et seulement là je peux
dire "de l'eau !". Notre cerveau fonctionne donc bien par
associations symboliques et nous l'utilisons sur un mode rationnel.
Un
autre exemple : quand nous parlons de reformulation, j'interpelle les participants (stagiaires, étudiants ou accompagnés) pour
qu'ils m'indiquent les quatre avantages de cette pratique.
Immanquablement, ils m'indiquent en premier lieu : "Pour s'assurer d'être d'accord sur
ce dont nous parlons, d'avoir bien compris". Et puis ils
enchaînent sur le deuxième effet : "Pour bien accueillir
l'autre, qu'il se sente entendu". Effectivement, si le premier
avantage est pour le sujet dont on parle, le second
est pour l'interlocuteur, mais pour moi, il y a le troisième et le quatrième : tant que je reformule, je garde la main sur la distribution et la circulation de la parole dans le groupe. Mais aussi quand
je reformule, j'appelle à la conscience tous les autres éléments de ma connaissance, de ma mémoire associés au sujet, tout ce qui y est symboliquement reliés (bien souvent par des variables corrélées, comme la couleur, la forme, le genre, la catégorie, l'usage, etc.). Viennent alors à ma conscience tous les éléments de réponse que je pourrais apporter...
Intelligence symbolique.
Nous
ne parlerons pas de la même manière d'intelligence émotionnelle rapportée dans les
publications de Daniel Goleman (1995), l'émotion étant, selon les
travaux de l’université de Yale, plus un marqueur de
conscience (apprentissage) et de mémoire (M. Halbwachs**) qu'une forme singulière de gymnastique cognitive et mentale. Je souscris à cette approche.
Un personnel hospitalier travaillant au service des tutelles d'un établissement psychiatrique (ils y gèrent les biens des malades placés sous tutelles) m'indiquait que "en matière d'argent, il n'y pas de fou : tout le monde sait l'argent qu'il a et ce que ça vaut...". A part dans des cas particuliers, il s'avère que c'est vrai. Apparemment il n'y a pas de "folie" dans l'intelligence rationnelle. S'il y en a, elle est sur l'intelligence symbolique où les peurs et les rêves, les espoirs et les croyances, l’angoisse et l'imaginaire s'exercent.
Dans la vie des organisations, nous constatons aussi que cette intelligence rationnelle a pris une place dominante. Peut être parce ce que, étayée sur le chiffre, elle apparaît rigoureuse et sure, exacte même, contrôlable et vérifiable. Ses produits sont vrais ou faut. La "réalité" est tranchée. D'ailleurs, si cette approche a pris une position dominante, c'est justement pour une question symbolique : les éléments que je viens d’énumérer comme marqueurs de la "vérité". Ainsi donc, intelligence rationnelle et intelligence symbolique sont elles perpétuellement associées, voir interdépendantes.
Il
semblerait bien qu’il existe une interdépendance entre ces deux intelligences,
la déficience de l’une permettrait le surdéveloppement de l’autre. C’est ce que
l’on observerait chez certains sujets atteint du syndrome d’asperger, une forme
particulière d’autisme. Ces sujets-là, en déficience de marqueurs symboliques
émotionnels, développeraient des capacités de calcul inhabituelles***.
Par ailleurs, nous savons que les innovations, les découvertes, se font aussi sur l'association symbolique. Je pense à l’invention du Velcro, ou Velours-Crochet, créé par l'ingénieur Georges de Mestral sur l'observation, la compréhension conceptuelle et l'association symbolique, de la plante "la grande bardane". On dit communément que l'innovation est le fruit du hasard. Faut-il encore faire l'association symbolique qui conduit à l'imagination du nouvel objet, du nouveau processus. Aujourd'hui une approche dite de "biomimétisme" ouvre des hypothèse de développement technologiques en s'inspirant de la nature ****.
S'il fallait en dire davantage sur les périmètres de ces deux intelligences et les présenter sur les registres associés rationnel et symbolique, voilà vers quoi je me hasarderais. Aujourd'hui
la pratique culturelle occidentale distingue séparées ces approches de l'intelligence du monde et nous vivons aujourd'hui sous quelque chose que nous
pourrions nommer « La dictature du chiffre ». Tout ce qui
se compte existe et peut être pris en compte dans nos analyses et
observations. Tout le reste n'existe pas. Ainsi, dans les approches
scientifiques, nous avons les sciences exactes, celles régies par le
chiffre, et en opposé, les sciences dites molles ou humaines. Ceci
faisait dire à l'ethnologue Claude Rivière que « Si nous
sommes les sciences humaines, peut être alors sont-elles les sciences
inhumaines ? ».
Mais
nous ne pouvons pas rester dans cette opposition mutilante. Le conflit ne nous nourrissant pas, nous
avons à retrouver de la cohésion dans l'approche de la connaissance. Requalifions et articulons donc ces approches.
Sur l’intelligence
rationnelle (ou l’intelligence
de l’esprit), nous utilisons notre cerveau sur le mode que nous lui croyons. Nous avons appris à déduire, à
trouver des lois à la nature pour mieux la connaître et la
comprendre (Serge Moscovici indiquait que les lois de la nature
sont celle que la culture lui trouve). L’intelligence rationnelle
est une véritable machine à comprendre le monde, soit à le prendre
avec soi et en soi, à le faire sien, et ainsi à l'agir. C'est là,
le fondement du siècle des lumières et tous les fondateurs de l’encyclopédie. Cette intelligence là, s’opposant
alors à la philosophie augustinienne de la révélation qui
régissait le moyen age, est le fondement du scientisme
saint-simonien, cette religion de la rationalité. Elle régira les presque deux
cents ans de modernité qui suivirent.
Ladite intelligence
émotionnelle (ou intelligence
du cœur) est compassion et émerveillement. Elle est celle qui met des
marqueurs sur les éléments du monde. « Vous ne retiendrez que
ce que vous aimez ou haïssez », nous disait mon professeur d'histoire
et nous avons tout retenu des personnages et événements de ses cours. J'ai beaucoup apprécié Philippe
Bresson, professeur de neuropsychologie à l'EHESS, alors très âgé
et parkinsonien. Son enseignement est resté gravé dans ma mémoire par tant de passion pour son domaine, de bienveillance à notre égard et de difficulté à s'exprimer.
J'ai beaucoup apprécié, quand je suis arrivé à Paris, ce conducteur de travaux, Ishaïat Brahami, bègue
et généreux. Son management humaniste m’a marqué de sa bienveillance et de son attention. Chacun
de nous pourrait raconter au moins une histoire similaire... L'émotion est un marqueur fort pour la mémoire et toutes sortes d'acquisition.
Le sociologue et philosophe Michel Maffesoli, quand il décrit celle période
post-moderne actuelle de haute consommation qui façonne nos
comportements, parle de cette intelligence émotionnelle comme
« reliance » sociale. Ce n'est plus la raison qui façonne
les réflexions populaires mais l'envie, le désir, la jouissance et
la passion : un certain hédonisme. Cette approche d'appropriation du monde mets le cœur
en absolu de la conscience et nous savons combien les absolus sont
réducteurs. Voilà un vrai paradoxe. Cependant ce sont aujourd'hui
ces émotions qui font les tribus, ces groupes sociaux éphémères
qui nous rassemblent.
Cette
dite "intelligence du cœur" ne nous donne du monde et des choses qu'une
coloration émotionnelle, empathique ou compatissante, répulsive ou affolante.
C'est bien de soi que vient la coloration, cette identification singulière des
choses. Si elle nous facilité l'abord de champs inconnus, elle est aussi
l'expression d'associations symboliques (par exemple, le rouge est la violence,
le bleu la sagesse et la réflexion, le vers l'espoir et la nature, etc...
Ainsi, le rouge me renvoie à la corrida et m'éveille le dégoût ou
l'admiration). Si elle nous permet l'accueil de l'autre, son acceptation et
la tolérance, elle nous autorise aussi le rejet, la discrimination, la xénophobie
et l'exclusion. Elle nous autorise le marquage des objets du monde par de la
haine, de la passion, de la peur, de l'amour, de l'envie ou de l'exécration.
Avec l'émotion, le monde prend vie. Je m'y relie.
L’intelligence
symbolique,
que l'on peut qualifier aussi d’intelligence
de l’anima, de l’âme, est bien le véritable mode sur lequel fonctionne notre cerveau. N'en déplaise à nos
enseignants et chercheurs des sciences dures, nous pensons de manière
symbolique, c'est à dire par association des mots, des concepts, par
leurs éléments, leurs caractéristiques, leurs qualités, leurs représentations. Notre
langage est construit ainsi, faisant indiquer aux linguistes sa
double articulation : le sens n’est pas produit par la
compilation de concepts mais par l’articulation de ceux-ci dans le
symbole qu’ensemble ils portent. Donc notre
approche symbolique n'est pas une vue de l'esprit, une poésie. Elle
est une démarche cognitive ordinaire. De là, elle peut être une vraie sagesse.
La
danse, la musique, la poésie, la peinture, la sculpture, l’art en
général, privilégiant l’un ou l’autre, ou plusieurs de nos sens, proposent une approche conjointe de marquage émotionnel et d’intelligence symbolique. C’est peut être de
là que le poète nous dit qu’une bonne chanson fait plus pour
nos consciences qu’un long discourt. Mais,
à ma connaissance, il n’y a pas vraiment d’école pour pratiquer l'usage conjoint des intelligences. Pourtant, à ce qu'il m'est donné de voir, il me semble que c'est là l'une des caractéristiques montantes qu'apportent les "alternants culturels".
Jean-Marc SAURET
Publié
le mardi 3 novembre 2015
* J.D. Mayer, & P. Salovey, Emotional
intelligence. Imagination, Cognition, and Personality, Baywood Publishing
Co. pages 185 à 212 (1990).
** Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire, Alcan, 1925 (Albin Michel, Paris 1994)
*** Gilbert Lelord &
Catherine Barthelemy, Échelle d'évaluation des comportements
autistiques. Communication sociale (ECAR). EAP – ECPA, Ed
ECA, Paris, 2003
**** CESE, le 25 février 2015, Audition de Idriss ABERKANE (chercheur, Ambassadeur de l'Unitwin/unesco)
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