Une amie, en me retournant un livre que je lui avais prêté, m'a à son tour convié à la lecture d'un livre du philosophe Frédéric Lenoir. Ce que j'ai fait. Ce n'était pas le premier livre de cet auteur que je parcourais, mais je retrouvais dans celui-ci une démarche d'écriture si proche de la mienne que je plongeais dans ses lignes avec une belle gourmandise. Pourtant, si quelques champs d'investigation nous sont communs comme le bouddhisme et la méditation, nous n'avions pas vraiment les mêmes auteurs de référence.
Il cite souvent Confucius, Aristote, Epicure, Plotin, Spinoza, Montaigne et d'autres encore, qui ne constituent pas mon socle de référence. Mais d'autres nous sont communs comme les auteurs stoïciens. Pour ma part ma base de référence, comme vous pouvez en juger, tourne plutôt autour de Socrate, Platon, mais surtout Schopenhauer, les constructivistes, ou des sociologues, des psychanalystes et des spiritualistes. D'autres lectures des auteurs anarchistes tels Proudhon, Bakounine ou Guérin, ont forgé ma conscience politique loin d'un Marx dont je sais qu'il n'a jamais travaillé de sa vie.
Mais, relisant Lenoir, je me mirais dans son propos et je pris alors conscience que les auteurs que nous dévorons sont autant de miroirs que nous plaçons sur notre parcours, dans les textes desquels nous construisons notre propos. De fait, je réalisais que nous œuvrions dans la lecture à comprendre ce que "l'autre dit". Cette action pouvait se doubler d'une critique, parfois rigoureuse, parfois superficielle. Mais c'est elle qui permettait de reconstruire notre regard sur le monde. Ces géants qui nous ont précédés, ces colosses sur les épaules desquels nous nous sommes parfois assis pour voir plus loin, constituent le terreau où nous avons poussé et grandi. Les autres sont comme ces arbres que j'escaladais gamin pour voir au loin. L'autre est donc ce miroir dans lequel nous taillons notre propre profil, construisons et rédigeons notre propre pensée.
Je me revois piocher dans Ghiglione, Watzlawick, Jung ou Lacan, des perçus qu'il m'a plus de garder comme piliers de mes réflexions compréhensives, ou d'autres qu'il m'a plu de déconstruire et reconstruire à ma main. Il arrive que ce que l'on lit soit tellement "plus" que ce que l'on pense que l'on en vient à se l'approprier, l'agrémentant de quelques détails biens à nous, nés de l'enthousiasme à découvrir ce point de vue. J'ai même retrouvé dans les propos d'autrui quelques parcelles de mes écrits antérieurs. Je pense à cet "anti-saint-Thomas" qui consiste non pas à ne croire que ce que l'on voit mais à s'apercevoir que l'on ne voit que ce que l'on croit.
Il est tout aussi vrai que l'on élabore sa pensée, ses repères sacrés et ses certitudes en confrontation à d'autres, à l'autre.et à son propos, à la seule conditions requise que ces propos nous interpellent. Mais de surcroît cet "autre" qui les propose nous soit important, référant, interpellant. De fait nous n'apprenons de l'autre que par le phénomène d'appropriation que nous développons, comme une cocréation à partir de cette confrontation dont nous sommes la raison et le moteur. Le phénomène de confrontation dépend donc totalement de notre posture vis à vis du tripode : objet (en tant qu'item), interlocuteur et champ d'intérêt.
Il y a donc quelque chose de la conversation pour soi dans cette quête de sens. C'est là une question fondamentale qui nous occupe et que l'on se trimbale, et qui bouge sans cesse au cours des multiples expériences du parcours !... Une question que l'on pourrait qualifier… “d’existentielle” ! Peut être ne sera-t-elle jamais résolue et occupera-t-elle tout le parcours de notre vie ? Cette éthique de vie qui nous conduit s'installe à partir des théories portées par le milieu, et la communauté au sein de laquelle on vit. On la retrouve adossés à quelques référents qui nous semblent plus fondamentaux.
Longtemps, le fait religieux a joué ce rôle de guide éthique et moral. Puis, laïcisation aidant, ce sont les groupes politiques, voire sociaux plus larges, qui ont pris le relais. Porter les couleurs de telle tendance droitière, gauchère ou autre, constitue une référence à une certaine "vérité", laquelle "est" notre doxa. Doxa que pour rien au monde nous remettrions en cause, jusqu'à ce que la trahison - forme émotionnelle exacerbée de la déception - ne vienne la mettre hors jeu. Alors, avec cela, il nous faudra commencer par désapprendre nos visions partiales et partielles du monde, nos croyances et nos incomplétudes. Sans cette déconstruction volontaire, il est fort probable que nous n'apprenions rien... si tant est qu'apprendre, c'est aussi se souvenir. Comme quoi, notre regard s'avère être des plus sélectifs !
Ainsi, dans le cadre sociétal qui est le nôtre, qu'il soit notre milieu social, comme notre communauté, des objectifs de solidarité soudent le groupe dans une certaine humanité qui se révèle sous-jacente. La vue d'un enfant en danger au bord du vide produira chez tout un chacun une réaction d'horreur, de peur empathique. Tout de suite, le quidam tendra à voler au secours de l'enfant. Bien que certains critères puissent intervenir dans la perception de l'événement, comme ceux de l'appartenance (ou pas) à son milieu, à sa communauté, très généralement, et dans la majorité des cas, le quidam intervient. On pourrait qualifier cela d'humanisme fondamental, de bienveillance de circonstance, parfois critique, voire d'empathie ordinaire, ce type de comportement. Il s'agit bien effectivement, d'une “façon d'être” : qui nous permet d'affirmer que nous “lisons” dans les événements qui nous surprennent.
Je repense à l'enseignement de l'anthropologue Margareth May qui définissait le soin comme le plus vieux symptôme d'une société établie. Elle montrait combien la découverte d'un fémur réparé témoignait de l'attention et du soin que quelqu'un avait porté en direction d'un blessé. Faute de ce type d'intervention, ce dernier aurait été vite une proie facile pour quelques prédateurs ordinaires. Le soin est, selon le professeur May, le premier symptôme du fait de société.
Redisons nous que la solidarité et la bienveillance sont les points communs propres aux sociétés tant des hommes que des loups. Ce sont ces comportements qui ont fait que depuis plus de dix mille ans, humains et loups ont collaboré. Ces derniers sont aujourd'hui devenus nos chiens. D'autres éléments ont fait collaborer les loups et les ours, les loups et les corbeaux, les loups et les félins locaux. En l'absence de dimensions communes ou d'intérêts convergents avec ces autres espèces, nous n'avons pas collaboré avec elles, ni conclu de pacte implicite.
C'est ainsi que nous nous construisons dans les postures et actions des autres, comme nous construisons nos pensées dans les dires et pensées d'autres personnes. Nous élaborons nos postures et réflexions dans la lecture et l'appropriation de lignes communes et partagées. Comme le disait Lacan, nous n'apprenons que de l'autre. Mais pas uniquement, dirons nous, car la considération que nous portons à l'autre dépend de raisons sociales et personnelles. Ce sont celles qui déterminent notre crédit à son égard, mais également ce que nous ferons de cette relation.
Nous avons aussi l'habitude de penser que seule l'action nous met en écho avec le monde où nous vivons. Effectivement, ce qui met en relief le réel, nous permet d'entrer en résonance avec l’ensemble de cet environnement. A elle seule, la léthargie, l'apathie, ou l'immobilisme seraient source de déconstruction et d'ennui. Pourtant je ne peux m'empêcher de penser que la contemplation de ce qui est là, l'objet ou les lignes d'un autre, constituent autant un champ d'inspiration que la construction de notre propre œuvre. La contemplation est une forme d'appropriation aussi durable que complète. Le “non-agir”, comme le disait Thích Nhất Hạnh, n'est pas de ne rien faire, mais d'accueillir ce qui est, en lui laissant faire son œuvre. La contemplation agit autant sur le réel que notre assimilation des propos d'un autre, car elle participe à notre conscience. Le fait est que l'on se contemple autant dans le monde, que l'on se lit dans les lignes d'un autre.
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