On connait bien le syndrome de l'usurpateur, ce sentiment de n'être pas à sa place, d'avoir quelque peu "volé" la fonction sociale que l'on occupe. Mais on parle moins de ce sentiment diffus et relativement répandu que l'on est "plutôt singulier", voire un peu à part du reste de la population, une sorte de vilain petit canard. C'est effectivement un sentiment en rapport moins avec sa place sociale qu'avec son identité sociale. Cela ressemble à une sensation de "non-appartenance", le troisième niveau de la pyramide de Maslow. Ici, nous serions davantage en présence d'une victime de la place qu'elle occupe, plutôt que de sa mise en cause.
Nombre d'adolescents vivent peu ou prou ce sentiment, en pensant qu'ils ne ressembleraient à aucun autre. Ils se sentent décalés, trop différents. J'ai lu aussi quelques études concluant au fait que cette sensation serait propre aux surdoués et aux hypersensibles. Parce qu'ils se rendent compte qu'ils ne ressentent pas le monde comme d'autres en parlent, que leurs remarques font l'objet de rejets, d'une relative indifférence, voire d'incompréhension. A cet effet, elles semblent glisser sur l'écoute des autres comme, justement, sur les plumes d'un canard. Ces personnes-là finissent souvent par prendre l'habitude de cette exclusion sociale et s'en accommodent en se disant : "Je dois être un peu à part..."
Il se trouve que ces gens-là présentent un profil plutôt modeste, discret, et se vivent comme parfois peu sûrs d'eux-mêmes. C'est aussi un profil que l'on reconnaît aux personnes dites intelligentes. On sait que les enfants surdoués font de vilains petits canards dans les classes écolières. On dit qu'ils s'y ennuient. Allant parfois jusqu'à se replier sur eux-mêmes, ces enfants font des adultes taiseux et observateurs. Fréquemment, ils choisissent des professions plutôt solitaires, voire s'apparentant à des statuts d'artistes cachés, presque maudits. Beaucoup s'adonnent à l'écriture, une façon de revenir par la fenêtre d'un collectif dont ils se sentent relativement exclus.
Mais ne serait-ce pas là un peu le lot de chacun ? Se sentir singulier, non pour se démarquer, par prétention ou orgueil, mais se sentir juste singulier à un moment ou à un autre ne serait-il pas quasi universel ? Peut-être que ce sentiment reste particulièrement diffus chez certains qui, alors, passent à autre chose, en refoulant cette sensation assez gênante.
Pour d'autres, la sensation est si forte qu'elle pose problème. Nous ne sommes effectivement pas ce qui nous arrive mais ce que nous en faisons, voire même ce que nous choisissons de devenir, comme disait Jung.
Ce syndrome n'est pas à confondre avec la sensation diffuse que ce que l'on fait ne sera jamais très bien ni très correct. Ce vécu fait que l'on a le sentiment de n'être jamais dans les règles de l'art. Ceux-là auraient ainsi la sensation d'être hors-cadre, quelque chose de l'ordre du hors la loi ou du malfaisant. Ce type de vécu pourrait plutôt relever d'une pression éducative trop forte, accusatrice, voire culpabilisante. Le sujet peut donc se ressentir comme un brigand chronique, une canaille par nature, un malfaisant profond.
Dans ce cas plus particulier, l'image de soi est alors singulièrement négative, souvent alimentée par quelques pratiques douteuses que l'on s'autorise. Cette particularité participe à l'entretien de cette sensation de marginalité mais est d'une autre nature. Il y a là vraisemblablement quelques démons à gérer, à résoudre, que le sujet aurait quelque intérêt à lâcher et l'affaire serait entendue.
Je pense aussi à cette sensation particulière et différente d'attirer la malchance, d'avoir "la scoumoune", comme l'on dit populairement, ou encore d'avoir "la poisse". Ici, les gens perçoivent subir comme une malédiction. Il se dit à ce sujet que nos postures attirent, voire produisent, cet état de fait. C'est du moins la pensée bouddhique ou celle de Jung encore. Mais ce n'est pas non plus le syndrome du vilain petit canard. Dans celui-ci le sujet se perçoit comme ayant "une différence d'état" avec les gens qui l'entourent. Ce sont ici eux-mêmes qui sont différents des autres.
Et ceci nous renvoie aussi à l'idée que nous serions peut-être tous différents. Nous pourrions alors nous ressentir quelque peu asociaux a priori. Mais des tests, comme le MBTI ou l'ennéagramme, voire le Kahler ou le DISC, voire encore le triangle des registres cognitifs ou bien d'autres approches, nous identifient dans des types de personnalités, et socialement nous y "formatent". Nous serions alors semblables à bien d'autres et la différence d'avec le plus grand nombre serait catégorielle. Ce n'est pas ce que les "vilains petit canard" ressentent et semblent vivre.
Il y a dans leurs vécus quelque chose de la solitude et de l'apprentissage à vivre dans un halot d'incompréhension. Peut-être parce qu'ls n'ont pas identifié la catégorie à laquelle ils appartiennent, me direz-vous ? Peut-être aussi qu'il n'y a de catégorie que dans le regard de l'observateur ? C'est possible aussi et, test après test, c'est certainement ce que se répète le "vilain petit canard".
De fait, ces classifications n'existent que dans nos regards. Si l'on considère l'autre avec attention, comme un autre soi-même, alors, on le laissera plonger au fond de lui-même à la recherche de ce qu'il est, au-delà de toutes vacuités. Voila finies toutes les illusions que le miroir social lui adresse avec cette sorte d'injonction irrecevable : "Entre dans l'un de ces moules ! Voilà le choix !"
C'est exactement ce que me renvoyait un de ces multiples "vilains petits canards" ! Alors je me fis cette réflexion : et si justement cette sensation de singularité ne résidait que dans la sensibilité personnelle à se ressentir autre chose que tous ces moules offerts à l'identité ? Et si cette sensibilité ne résidait que dans une profondeur, une exactitude de regard ? Ne serions nous pas en présence ici, d'un regard irraisonnable sur soi-même ? Et s'il s'agissait là d'une porte entrouverte vers un moi profond juste entraperçu ?
Il ne resterait alors qu'à prolonger le parcours dans le corridor de sa profonde identité, jusqu'à en faire réalité. Il me souvient cette jolie phrase du psychiatre Rollo May : "Le contraire du courage n'est pas la lâcheté, mais la conformité". Alors, ami, ne te retourne pas et fais ton chemin, c'est tout droit... En route !
Jean-Marc SAURET
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