Dans la culture d'un collectif, ce qui "fait réalité" est ce que l'on nomme "le récit". Il est la légende du groupe, ce qui le fonde. Il devient la référence de vérité qui positionne chacun, chaque événement et chaque chose (j'en ai déjà plusieurs fois parlé). Mais c'est bien par rapport à ces différents critères que chacun se situe. Je pense aux mythes grecs comme Œdipe et le Sphinx, ou celui de Dionysos. L'argument vaut également pour la genèse qui fonde toute l'existence occidentale. Jung a d'ailleurs bien montré leur importance et leur portée.
Encore actuellement nous parlons de "récits des peuples" pour indiquer à quoi se réfère leur réalité, et quelles sont leurs représentations sociales structurantes, celles justement les fondent. Nous parlons de récits aussi quand nous touchons localement à "la vérité des choses", à ce qui la tient debout, la façonne et tient lieu de références. Elle accompagne bien souvent ceux que l'on nomme les "grands hommes"...
La légende, le récit, le verbe, sont des éléments constitutifs de la symbolique humaine et sociale. Il en va de même pour chacun et chacune de nous à notre niveau de réalité. Il est aussi vrai que nous restons quelque peu acteurs de nos vies, même si la question du déterminisme nous taraude parfois, et même de temps en temps... Etres de symboles parce qu'inscrits dans le langage, nous cheminons dans les méandres du réel en quête de sens et les mots sont là pour lui donner vie (je n'y reviens pas). Je repense au cinéaste John Ford qui disait dans "L'homme qui tua liberty Valance" que quand la légende dépasse la réalité, alors on imprime la légende...
Dans les cultures de l'animisme, comme pour nos guérisseurs et coupeurs de feu, les mots comptent comme objets de magie. Ils ont une efficience, voire une emprise, sur les faits et les corps. En psychanalyse, ces mêmes mots ont la capacité de déconstruction et reconstruction nos réalités. Je repense à l'ouvrage de Marie Cardinal "les mots pour le dire" décrivant sa propre démarche analytique. Ce sont eux qui lui permirent ainsi de régler ses comptes avec ses démons. Je pense aussi à cet autre "Des mots contre les maux" où la musique et les paroles de chansons portées par un auteur magnifié (Sinik) "soignent" et unissent quatre jeunes adultes. Les mots dans bien des religions ont cette puissance magique. Celles-ci utilisent des formules et des prières écrites, dédiées et opérantes. Des études anthropologiques (voir les travaux anthropologiques de Jean-Dominique Michel) nous indiquent qu'y croire ne sert à rien : ça marche quand même. Ainsi, nombre d'hôpitaux en appellent à des coupeurs de feu pour leurs patients que des traitements irradient.
Ainsi les mots dont nous usons sont des porteurs de sens, de sacré, jusqu'à "l'évidents". Ceux dont nous usons, ceux qui reviennent en permanence, structurent notre pensée jusqu'au tréfonds de notre être. Il me revient qu'à une époque, mes collègues me lançaient parfois, avec un petit air complice, des "Ça fait symptôme !..." Je ne saisissais pas au début, jusqu'au moment où je me suis rendu compte que c'était là une expression que j'utilisais très souvent. Effectivement, elle témoignait de la manière dont j'appréhendais le réel, comment j'en comprenais les "mécanismes" et, si l'on peut dire, ceux de sa "réalisation", de sa mise en objet, ces dits objets dont on fait la réalité, ces éléments qui l'habitent.
Alors, je me suis rendu compte que ces mots-guides ont une fonction tant pour nous-même, pour se conduire et faire sa route, que pour les autres pour comprendre à quoi nous marchons. Voilà ce que nous dit Rodrigo Arce Rojas, spécialiste de la pensée complexe et professeur à la Multiversité Monde Réel Edgard Morin de Mexico :
''Nos mots-guides, ces mots puissants qui nous orientent, nous dirigent, nous motivent, sont très importants. Les mots que nous prononçons ne sont pas des entités éthérées emportées par le vent, et même les mots que nous pensons sans les prononcer ont des effets profonds sur notre être. Les mots ne sont qu’un des éléments du complexe corps-physiologie-esprit-action dans un milieu qui, à son tour, reprend l’histoire et s’exprime dans l’espace-temps. Il n’y a pas moyen de l’isoler au-delà de la compilation dans un dictionnaire. Chaque mot est porteur de sens et de signifiants qui expriment la totalité de notre dimension bio-psycho-socio-culturelle. Nous sommes dans la société, nous sommes dans l’histoire, nous sommes dans les intersubjectivités.''
Rodrigo Arce Rojas a publié cet article précis et puissant, reproduit dans de nombreux médias et qui inspire aujourd'hui. Pour illustrer, il poursuit :
"C’est ainsi qu’au cours des soixante-dix dernières années, nous avons utilisé le mot « développement » comme image centrale pour nous motiver à tous les niveaux et, en l’adoptant, nous avons adopté toute sa famille de mots et d’expressions tels que « progrès », « modernisation », « croissance infinie », « production », « productivité », « compétitivité », entre autres élégants parents linguistiques. La force et la puissance du mot « développement » sont telles que nous ne pouvons concevoir aucun autre mode de vie, et nous l’avons paré de telle manière que nous pensons que dans la fête de la vie, rien ne serait possible sans son omniprésence. C’est ainsi que nous parlons de « développement local », de « développement territorial », de « développement endogène », de « développement humain », de « développement humain durable » et même de « développement durable ». Nous pensons alors que nous avons atteint l’apogée de l’évolution civilisationnelle et qu’il n’est plus possible de penser à une autre forme de développement, car la combinaison paradoxale du développement et de la durabilité permet d’atteindre la solution magique consistant à tout intégrer de manière parfaitement équilibrée et harmonieuse."
Mais, si nous n'avons pas une conscience exacte du phénomène, alors il nous aspire, et nous plongeons dans la pensée dominante, noyés dans des éléments qui peut-être nous sont étrangers. Nous ne pouvons être "entendus" que depuis cette pensée dominante. Toutefois, si nous en prenons une réelle conscience, alors nous pouvons reprendre notre libre arbitre. Et même, plus encore, nous construisons dans la réflexion, la contemplation et l'intuition, une collection de mots-guides (de concepts, par exemple) qui nous sauvent des courants centraux et nous rendent la maîtrise de notre pensée.
Ainsi, lorsque les écologistes ont voulu introduire un nouveau paradigme à la réflexion économique, ils ont avancé le concept de "croissance zéro". De suite les réactions critiques ont fusé. Elles étaient de l'ordre : "C'est hors-sol ! Ce n'est pas possible ! Ca ne peut pas fonctionner ! C'est contre nature ! L'économie ne peut pas prendre çà en compte !" etc... Pourquoi ? Parce que, voulant être mieux entendus, ces écologistes sont restés dans la même pensée dominante, sous les mêmes mots-guides, dans le même algorithme. Il fallait d'abord s'en soustraire, se donner à voir dans ce nouveau paradigme et parler ensuite.
C'est bien ce que font philosophes, sociologues, anthropologues et autres érudits en sciences humaines. Ils ont cette préoccupation de se porter au-dessus de cette pensée centrale, de trouver une position "meta", comme l'on dit, indépendante de "l'algorithme" où les mots-guides d'un récit particulier ont tendance à les enfermer.
Je pense alors particulièrement à Esope qui profitait des commandes culinaires de son maître pour apporter un éclairage différent sur le réel et produire une réflexion salutaire. C'est cette histoire autour d'un plat que son maitre voulait le meilleur. Et Esope lui cuisina de la langue. Etonné son maître lui demanda quelques explications. Ce à quoi il répondit que la langue faisait des louanges, donnait les mots doux de l'amour à la poésie, traduisait les rêves et propageait les idées.
Ayant compris la manière d'aborder le sujet, pour son prochain banquet, son maître lui commanda alors de lui préparer la pire des choses. Et Esope lui recuisina de la langue. Surpris à nouveau, le maître demanda quelques explications. Et Esope de lui dire que la langue proférait les trahisons, les calomnies et les médisances, qu'elle peut même tuer avec cela.
Parce que les mots font la pensée et que la pensée construit nos représentations, leur donnant corps, ils guident nos pas, nos actions et réactions. C'est donc bien par la reconstruction de nos mots-guides que nous infléchirons la rigueur, la cohérence et l'indépendance de notre être. Ce n'est pas la seule manière de faire, mais nous avons bien compris que celle-ci "marche". Ainsi, les écologistes auraient mieux fait d'évoquer l'harmonie, l'équilibre ou la survivance pour situer leur point de vue. Il eût été alors peut être plus recevable.
Mais revenons à cette puissante phrase de Marc Aurèle : "Ce ne sont pas les choses qui nous gênent mais le regard que nous leur portons". Alors il nous reste bien à déconstruire les pensées centrales et dominantes. A partir de là, il va s'agir d'en repérer le récit et les mots-guides pour refaire à l'aune de nos convictions, représentations et valeurs fondamentales, une pensée témoin de notre libre arbitre. Ce sera là un moyen de sortir par le haut de la médiocrité dominante*.
Jean-Marc SAURET
Lire aussi : "Ces buts clivants qui nous unissent"
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