Tous ceux qui se sont essayés au tir à l'arc ont remarqué la trajectoire sinusoïdale de la flèche avant qu'elle atteingne la cible. Le tireur comprend vite que redresser la trajectoire est impossible, qu'il s'agit là d'une illusion. Hypothétiquement ce peut être là, du moins, beaucoup de temps à perdre. C'est au tireur de s'adapter, pas à la flèche.
En effet, le tireur à l'arc ne cherche pas à ce que la trajectoire de sa flèche soit rectiligne mais à ce que la flèche atteigne son but. De cette façon, l'archer s'appuie sur le fait qu'il comprend et maîtrise cette trajectoire, il s'adapte et l'utilise pour ce qu'elle est. Le penseur procède aussi de la même manière avec ses découvertes. A l'inverse, les opposants à l'acte, voire les détracteurs de la pensée en question, ne regardent ni la flèche ni le but, mais seulement la trajectoire. Elle devient alors un élément de disqualification du résultat par la forme de la pensée qui le produit.
Pour résister à cela, il nous faut juste comprendre que les flèches et les pensées vivent, toutes deux, les mêmes phases autonomes. Elles s'avèrent de surcroit totalement interdépendantes : la phase de leur construction et celle de leur usage. La construction dit le réel parce qu'elle y renvoie. La seconde, l'usage, s'appuie dessus. Mais développons un peu...
Toute réalisation, comme le mot l'indique, qu'il s'agisse d'une flèche ou d'une idée, se construit dans les lois de la physique éprouvée, que ce soit la newtonienne pour le macro ou la quantique pour le micro. Tous les métiers de la "réalisation" (c'est-à-dire de rendre réelle une conception) passent par le crible de "la résistance du monde". Si la flèche est aussi légère que l'air, elle flottera et ne restituera pas la dynamique de la corde qui la propulse. Les artisans savent tous cela. Ils œuvrent en conséquence.
Il en va de même pour les idées. Pour préparer un événement, une révolution, un changement, les concepteurs passent leur projet au crible de la réalité des faits. Ce crible nous renvoie alors des réflexions de type : "C'est hors-sol ! Ce n'est pas jouable ! Ca ne marchera jamais !" Ou bien à d'autres de type "C'est osé mais réalisable ! Ca peut fonctionner sous certaines conditions !" etc. La construction renvoie au réel, et le convoque pour vérifier la réalisation. C'est, nous le savons bien, une phase des plus importantes qui conditionne toute la suite, voire le succès de l'opération.
Ainsi la pensée se construit-elle sur les réalités et les connaissances qui les ont précédées. On construit un pont sur la base de toute l'histoire des ponts connus, laquelle a même fait science. Pour les idées, il en va de même et c'est bien pour cela que des philosophes, sociologues, psychologues qui ont précédé, sont évoqués. Ils constituent ainsi quelques marches solides, quelques étais dans l'élaboration conceptuelle. Les citations servent à cela.
Ensuite, il s'agira d'utiliser cet objet de réalisation, car c'est bien là sa finalité. A quoi bon servirait une flèche si elle n'est jamais projetée, un pont s'il n'est jamais traversé, une idée ou un concept s'ils ne sont pas appliqués, utilisés ? Ce serait plus que peine perdue : ce serait même absurde !
Ainsi l'usage de la flèche tiendra compte de cette physique capricieuse qui lui fait suivre une trajectoire sinusoïdale. L'usage d'un concept, d'une idée, nécessite de coller à ce à quoi ils sont censés contribuer. Il ne viendrait pas à l'idée d'un archer de présenter la flèche sur la corde de l'arc par la pointe. Il ne viendrait pas non plus à la tête du penseur de faire sciemment un contresens. L'archer, comme le penseur, s'adapte au réel qu'il entend utiliser. Pour certains, ce sera d'ailleurs pour le dominer. Ce sont ceux-là même qui s'adaptent, pas la flèche, ni l'arc, ni la cible, ni le concept, ni le contexte, ni la finalité...
Et pourtant, il me souvient de cet événement où Jean-Paul Fitoussi et Alain Collas furent invités par Laure Adler à débattre au cercle de minuit. Le thème portait sur l'écart entre les analyses économiques et les projets politiques. Ils firent alors cette allusion : "Les politiques disent que le choix stratégique qu'ils ont fait est celui des économistes. Mais ce n'est que l'hypothèse qu'ils ont retenue. Ils foncent droit dans le mur !" Et Alain Collas de continuer : "Et ils klaxonnent au cas où le mur veuille bien se pousser..."
L'absurde résidait donc bien dans le comportement hors-sol desdits politiques, lesquels non seulement faisaient, selon leurs propres finalités, une sélection dans les propositions des experts, mais de plus ils en faisaient une application déconnectée du réel. C'est ce que je crains le plus des politiques, ceux qui, par opportunisme, par hubris, par appât du gain et goût du pouvoir, sont arrivés sur le siège avant de la diligence, les rênes à la main, sans rien connaitre ni des chevaux, ni du chemin.
Je crains fortement que ce soit encore ce que nous sommes en train de vivre avec les conséquences gravissimes que l'on sait... Je comprends alors tout à fait comment le tir à l'arc est devenu chez les bouddhistes zens une discipline de la pensée. Peut-être faudrait-il installer quelques pas de tir et leurs cibles dans les jardins de l'Elysée, du Palais Bourbon, de la rue Montpensier et ailleurs, comme dans les jardins du Luxembourg pour nos sénateurs et dans chaque mairie, conseil régional et départemental, ... sans oublier non plus les cœurs des entreprises. Je crois que le pragmatisme raisonnable est déjà largement installé dans les PME, les PMI et tous leurs ateliers. Qu'en pensez-vous ? Ceci m'amène une question : et si c'était le peuple qui était le dépositaire de la raison ?...
Jean-Marc SAURET
Lire aussi : " De la société des contraintes à celle du lâcher prise "
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Vos contributions enrichissent le débat.