Dans mon précédent article, je traitais de l'importance du moment présent et tentais d'en justifier l'intérêt. Il me semble utile d'aller un peu plus loin aujourd'hui, tant dans la raison d'être du sujet, que dans sa pratique. Il se trouve qu'en psychiatrie, on remarque une singularité de l'être humain : en l'espèce, celle de savoir naviguer dans le passé, et de se projeter dans le futur tout en faisant abstraction du présent. Cette approche permet d'observer aussi, que c'est dans le présent que se manifestent toutes les rémissions.
Nombre d'approches en développement personnel, voire spirituel, nous invitent par ailleurs à vivre le moment présent comme étant le moyen idéal du bien-être, du bien-vivre, voire le moment de l'éveil. Il se trouve que cette invitation ne vient pas de nulle part. Elle n'a rien d'un renoncement ni d'une contrainte ou autre obligation, bien au contraire. Elle relève d'un certain lâcher prise.
Ces mêmes approches philosophiques nous indiquent que le temps et l'espace ne sont rien que des notions intellectuelles, des approches rationnelles singulières, des représentations parcellaires du réel. Elles sont à considérer comme autant de repères. Il s'agit bien de ces mêmes repères dont nous pensons avoir besoin pour nous situer dans notre environnement et notre vie. De fait, ces temps-là n'existent pas “réellement” sinon en tant que notions ou autres “entités “. Je n'y reviens pas.
On pourrait alors en conclure que si le passé et le futur ne sont que des déductions rationnelles donnant des projections de notre esprit sur le réel, seul le présent nous est offert... ("d'où son nom au sens du cadeau" comme je l'ai déjà mentionné).
Ainsi, se fondre dans l'instant présent relève d'une posture particulière, d'un certain lâcher prise. Il s'agit de la posture à laquelle invite par exemple la méditation de pleine conscience. C'est bien celle-ci qui est pratiquée et enseignée par des développeurs et praticiens comme le médecin biologiste américain Jon Kabat-Zinn ou le psychiatre français Christophe André dont j'ai déjà parlé.
Cette posture invite à poser sa pensée seulement et entièrement sur ce que l'on est en train de faire. Qu'il s'agisse de contempler, de marcher, de se brosser les dents, ou de manger une pomme, cela s'exécute dans la pleine conscience, et donc dans la pleine conscience de ce que nous sommes en train de faire, ici et maintenant, dans les sensations et dans les émotions de l'instant.
Dans ces conditions, le praticien se détache des rapports de cause à effet qui le lient à l'objet de son action, à son sens commun, à son histoire, à sa socialité, etc. Avant tout, il se défait de ce rapport de causalité qui remplit son activité cérébrale. C'est habituellement avec celle-ci qu'arrivent les questions, les pensées tournantes, les associations de sens, celles qui remettent en cause jusqu'à sa propre identité, sa propre raison d'être et parfois même, apportent le trouble. Hors du sens profond de son être, c'est le personnage social qui se trouve là mis en cause, voire exacerbé dans ce qu'il a de plus sensible : son ego.
Communément, nous connaissons les trois personnages de l'ego que sont le sauveur, la victime et le bourreau (ou le maître). Ce sont là de ces choses que la psychologie clinique nous enseigne. Ces rôles sociaux sont aussi des partenaires avec qui “jouer”... car ces personnages-là se présentent dans notre esprit comme incontournables, centraux, sincères, indispensables. C'est ainsi que nous nous considérons dans ces différents rôles que nous jouons. Nous avons, et façon univoque, le regard inéluctablement tourné vers son propre nombril. Il faudrait juste garder en mémoire que ce n'est pas le personnage qui dirige nos vies mais l'inverse : ce serait plutôt la vie qui dirige nos personnages.
Ainsi, comme nous pouvons le vérifier ou comme le montre l'anthropologue Jean-Dominique Michel, ce n'est pas le thérapeute qui soigne : c'est le patient lui-même qui se sauve. Le thérapeute se contente, dans une relation "soignée", d'accompagner, et de favoriser les conditions nécessaires ou utiles. Il s'agit pour l'acteur, à l'occasion de chacun de ces rôles, de disparaître derrière le projet, l'objet, ou les sujets.
"Sauveur" ne sauve pas. “Tout” est encore dans un jeu de relations. Le "Maître-Bourreau" ne contraint, ne maltraite et ne dirige pas. La "Victime" n'inspire pas pitié, pas plus qu'elle ne se fait plaindre. Nous nous situons en fait, à l'opposé de ce à quoi l'on pourrait s'attendre. Chacun de ces rôles se complaît à exister dans ce rôle et par ce rôle. Il s'agit d'un "orgueil inutile" dans lequel la personne risque de s'enfermer alors que la vraie vie est ailleurs...
Pour que le sauveur favorise la salvation, il doit se sauver lui-même. Pour que le bourreau, ou le maître, favorise la contrainte vers l'entonnoir qu'il invente pour aspirer l'autre, il a besoin de se contraindre lui-même, de reconnaître son ignorance, son inconsistance et ses multiples failles afin de les "cacher".
Pour que la victime inspire les regards compatissants, elle doit se complaire elle-même, et avant tout, se pardonner pour s'accorder la complaisance. Ce sont des rôles transitifs où il n'y a aucun devoir de réalisation... Ces rôles n'existent que dans la fiction des egos. Techniquement ou autrement dit, “ça ne marche pas” sans le consentement volontaire de l'autre, le partenaire de la "supercherie" dans le jeu social.
En effet, il n'y a pas de puissant sans quelqu'un pour "inventer" et reconnaître cette puissance. Il n'y a pas de chef sans quelques autres qui obéissent. Il n'y a pas de leader charismatique, de stars ou de vedettes sans admirateurs. Il n'y a pas de bourreau sans victime, ni de victime sans sauveur, ni complaisance dans le rôle. Il n’existe pas de rôles, quels qu'ils soient, sans la foi des autres. C'est dans leurs croyances que se réalise l'identité imaginée, posée, inventée...
Pour ce qui est du "vrai", et dans la réalité des vies, la foi n'est pas croire. Elle est "savoir" ! Savoir, c'est à dire être en capacité d'apprécier que la réalité est celle-ci, ou celle-là. Il s'agit donc d'une conviction de ce qui est, ou n'est pas. Nous ne sommes aucunement en présence d'un pari sur l'invisible. Nous sommes en présence là d'une certitude ouverte, qui n'est pas aveugle du tout.
Par exemple, je sais ce qui est bon pour moi, ce que ma journée va être, qui est cette personne que je rencontre pour la première fois. Je suis aussi en mesure d'apprécier quels sont les événements, les joies et les efforts qui m'attendent. La foi est plutôt de cette nature. Ainsi, foi et représentation se confondent souvent. Pour soi-même, la foi nous sauve et crée la réalité jusqu'à ce qu'elle soit “effective”. La foi est une confiance absolue, un lâcher prise total, une acceptation radicale, comme l'écrivait Tara Brach.
Les représentations, quant à elles, sont des images acculturées de cette réalité. Elles sont socialement partagées, construites et renforcées dans les rapports aux autres. Sortir de ces représentations pour vivre l'instant présent, le seul temps qui vaille pour chacun et chacune d'entre nous (carpe diem) n'est pas la chose la plus simple, pourtant indispensable… Nous sommes pris, voire prisonniers, dans nos socialités. Le lien social est une organisation systémique qui offre ses possibles, les seules qui soient. Car, hors de celles-ci, pas de réalité, nous dit la sociologie clinique. Nous avons donc, le droit, sinon le devoir, de nous en défaire, de nous en démettre, et d'inventer la vie qui est la nôtre, afin de retourner à l'instant présent.
Malgré les choix iconoclastes que nous faisons et ferons, le système social nous réinstalle dans des cases conformes, recevables, acceptables, reconnaissables. Elles ne sont pas "nous'', et c'est “à nous de refuser cette identification, et ce prétendu "modèle". Que notre libre arbitre nous préserve de toutes ces réductions idiotes, et de ces stéréotypes réducteurs qui nous enferment. C'est à ce prix, que nous devenons ce que nous sommes vraiment, en parfaite sincérité : une cohérence sans évitement et en toute clarté et transparence. A ce propos, Linda Bortoletto cite cette phrase du "Dialogue avec l'ange" de Gitta Mallasz : "Marche sur ton propre chemin, tout le reste et égarement !" : Une autre définition de la congruence.
Il ne s'agit pas de ne pas perdre de temps, comme nous l'imaginons bien souvent, puisque ce temps n'existe que dans nos représentations, mais de ne pas le passer (le dépenser) de manière erronée et stupide. Il n'est précieux que par l'usage que nous en faisons, pas par ce qu'il est lui-même puisqu'il est une illusion. Il reste une simple manière de voir le monde. Le temps ne se perd pas, ni ne se dépense mal. Il est le présent que l'on vit, tout simplement. En faire bon usage c'est aller droit au but, dans son propre chemin, dans sa propre vie, la vraie, là où la vision à laquelle on s'abandonne guide nos pas. C'est tout ! Michel de Montaigne, dans ses Essais, le rappelait à sa façon : “le temps quand il est bon, je ne le laisse pas passer, je le retâte et je m'y tiens”...
Comment faire cela ? Juste en restant en résonance avec notre environnement large, avec l'univers auquel nous appartenons. Nous n'en sommes qu’une modeste partie. Méditer est une belle et sûre voie. La joie que nous procure la perspective du projet à vivre est le bon critère de choix, et de décision. Les questions du comment sont marginales car l'essentiel est juste une question de joie ressentie... ou pas. Le comment relève de ce que d'aucuns nomment la "providence" : si les choses doivent se faire, elles se font et les moyens arrivent.
C'est juste cela vivre l'instant présent. Et cette perspective implique tout cela. Son moteur n'est autre qu'aimer ! Aimer soi-même, les autres, ce que l'on fait, ce qui se présente, le monde… Il s'agit de vivre avec son cœur, plutôt qu'avec son cerveau, et c’est dans ces conditions que notre chemin se redresse. Considérons, modestement, que nous sommes, chacune et chacun, un petit bout lequel est en relation avec tout, un plus grand ensemble, la totalité. Dans ces conditions, nous voici projetés hors du temps et de l'espace. Et il n'y a réellement pas de temps ni d'espace ! Ceux-ci ne sont que des notions et des constructions culturelles. C’est à ce “moment” et seulement à ce moment, que nous sommes en permanence dans l'ici et le maintenant, dans le réel.
En traduisant votre réflexion, on pourrait dire, - à moins que je ne me trompe, - que si il y a eu autant d’abstentions, c'est que nous n'avons plus de chefs « Il n'y a pas de chef sans quelques autres qui obéissent. Il n'y a pas de leader charismatique, de stars ou de vedettes sans admirateurs. Il n'y a pas de bourreau sans victime, ni de victime sans sauveur, ni complaisance dans le rôle »
RépondreSupprimerOui, c'est vrai, nous n'admirons plus nos politiciens, ni leur politique. C'est ce qui a mis les Gilets Jaunes sur les ronds-points, refusant de se rallier à quoi ou à qui ce soit, parce qu'ils ne croient plus en rien. Ils sont devenus les victimes, car ils ont perdu la foi, leurs croyances, leurs savoirs. Ils n'ont plus personne pour représenté cette foi en quelqu'un, en quelque chose.
Plus que dix mois pour nous réapproprier rapidement cette foi, ce savoir, car il nous reste peu de présent, celui-ci devenant tellement vite du passé, alors qu'on le croit toujours présent.
Oui, ce me semble juste. Ce qui se passe dans la perte de la confiance est une question de relation et de représentations. Dans la relation, comme l'indiquait le psychosociologue Rodolphe Ghiglione, il se "transacte" des références. Elles disent d'où l'autre parle et d'où vous parlez vous-même. Ainsi, chaque discours, chaque propos, est une promesse. Si l'un varie sur ses références, soit si le contenu du discours "trahi" l'une ou l'autre référence, alors le discours ne tient pas. Comme le disait Gandhi "Dis ce que tu fais, fais ce que tu dis et avant, pense les deux". S'il y a un désaccord entre les trois, alors la confiance ne peut s'installer. Soit, comme l'on dit communément, si le discours est trompeur, il ne peut y avoir de confiance. Aussi, les représentations ne sont pas que personnelles, elles sont des représentations sociales (donc fondamentalement partagées) passées à l'aune de son expérience (soit intériorisées d'une certaine manière). Si ces représentations ne sont pas partagées, la compréhension est difficile, alors de la défiance peut s'installer.
RépondreSupprimerComme l'a précisé Michel Maffesoli, il y a un fossé entre les "élites constituées" et le "peuple constituant". Ce fossé s'est creusé sur les deux champs des références disparates (des élites hors sol) et sur le champ des représentations sociale (les élites ont peur du peuple, de son nombre et de sa puissance désobéissante). Si les valeurs ne sont pas communes, si les discours sont trompeurs ou mensongers, si les enjeux en références sont divergeant, alors le fossé se creuse.
Ainsi, le "peuple constituant" lâche les élites et construit un autre monde à côté. Il ne joue plus, comme disent les enfants. Mais sans le peuple les élites n'existent pas. Celles-ci ont intrinsèquement besoin de ce peuple qu'elles méprisent. Mais le peuple ne joue plus...
Mais revenons à notre sujet principal, le moment présent. C'est le seul temps sur lequel nous ayons la main. Le passé nous envahi et nous pousse alors que l futur nous aspire. Mais ni l'un ni l'autre n'existe. Seul le présent est là, éternellement là et nous passons notre temps à l'éviter, à réparer le passé ou à le faire perdurer et à préparer ou fabriquer le futur. Quand nous occupons nous du maintenant ? Alors que c'est seulement là que nous vivons... Tout le reste n'est qu'illusion. Comme disait Marc Aurèle à ses dieux : "Donnez moi l'humilité d'accepter ce sur quoi je ne peux rien, la force de changer ce sur quoi je peux agir et la sagesse de bien faire la différence". C'est là plus qu'un secret de bonheur, il s'agit là de chemin de vérité et de sagesse.
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