Comment connaissons-nous le monde ? Par les mots qui le disent. Cela peut paraître absurde mais c'est ainsi. Tant que les choses n'ont pas un nom, elles n'existent pas. Et que fait le mot ? Il détermine dans un concept ce qui "en est" et ce qui "n'en est pas". A savoir "ce qui est dedans" et "ce qui est dehors". Ainsi, la marge du mot est celle de la réalité. Elle est le lieu de la folie, de l'imaginaire, de la création, de l'humour, du surréalisme. C'est la singularité et la particularité de la marge. De l'autre côté de la limite, il y a forcément quelque chose. Notre mental est ainsi : la nature a horreur du vide et la nature humaine a horreur du vide de sens. Donc, si le mot présente une limite, il y a un "au-delà du mot", un réel à attraper, qui devient l'objet de toutes nos spéculations.
Mais en deçà des limites du mot, il y a la réalité figée, définie, délimitée par et dans le mot. Bien sur, un concept peut évoluer car nos consciences sont plastiques et notre réalité peut bouger. Mais, dans son principe, l'objet, celui que le mot désigne, est figé. Ainsi, une table n'est pas une chaise ni une poule. Une rivière n'est pas un étang ni un fleuve. Une colline n'est pas une vallée ni un mouton. Mais quelqu'un peut-il pointer où s'arrête la colline et où commence la vallée, c'est à dire dans le lieu où paissent les moutons ? Personne...
Pourtant, sans son inscription dans le mot, la vallée n'existe pas. Elle n'entre pas dans ma connaissance et nous savons que la réalité est un objet pour un sujet qui le regarde. Si le sujet s'en va, l'objet disparaît. Il n'a, de fait, aucune existence en soi. C'est ce que nous dit la philosophie depuis des millénaires, sinon depuis Schopenhauer et les constructivistes.
Ainsi, par cette "mécanique" de la réalité par les mots, les objets et les choses présentent une existence déterminé. L'argument vaut pour la forme ou par le sens. Il se confirme également pour la finalité, mais aussi pour un autre ensemble que l'on appelle "les caractéristiques". Je n'entrerai pas dans ces détails car ceux-ci sont déterminés par la culture, et donc cette conscience commune du monde, de soi, de l'autre et de soi dans le monde.
Ainsi chaque chose a son intérieur qui est elle, et son extérieur qui n'est pas elle. Son identité, par les aspects et les finalités, se trouve donc déterminée et fixée. C'est bien certainement pour cela que nous faisons des catégories de choses, des familles, des classes, etc. A partir de là, nous déterminons des espèces, sous-espèces, des races, etc. Et comme ces choses-là bougent ou évoluent, nous parlons de différents états de la chose ou du sujet. Mais tout ceci ne relève que de nos perceptions de ces réalités-là, de ces choses. Elles répondent aux seules lois et catégories que notre culture leur trouve.
Ainsi, dans la réalité (c'est-à-dire dans nos têtes et nos regards) les choses sont déterminées, figées. Quand nous apprenons que la mouche du champignon, en période de forte abondance, se reproduit spontanément par parthénogenèse, on s'interroge… Lorsque l'on imagine que dans son propre corps, la mouche produit des larves qui se développent en dévorant leur "mère", nous introduisons là une notion "morale"… Et nous trouvons le phénomène horrible et injuste ! Pourquoi ? Parce que nous pensons la mouche comme un individu et chaque larve comme un individu aussi.
Mais si, au terme d'un petit pas de côté, nous considérions simplement la transformation de la mouche en larves, qui elles-mêmes se transforment en d'autres larves ? Alors, dans ces conditions la dévoration de la mère disparaît. A partir de là, il reste la mutation d'une identité en multiples morceaux, ou plutôt éléments, d'elle-même. Nous quittons alors le domaine du "sordide", pour aborder les rives d'une autre réalité, voire aussi de la seule poésie.
Comme le dit très exactement l'académicien Pierre Nora dans son dernier ouvrage "Jeunesses" (Gallimard), de lui même, comme de tout chercheur en sciences humaine, nous sommes des "regardeur" attentifs de tout ce qui nous entoure et nous tentons d'en témoigner librement.
Tout un chacun voit la fourmi et l'abeille quand les éthologues voient un élément de la fourmilière et de la ruche. Dans la culture bouddhique, chaque entité est un élément du grand tout. Ici, chaque individu, ou plutôt personne, est un élément de l'univers, du grand tout également. Nous sommes dans la population, et dans l'univers, dans un grand tout réalisé. Nous voici "constitués inclus", comme l'une de nos cellules l'est dans notre corps.
"Mais je sais bien que je suis moi !" me direz-vous. Mais quelle vision avez-vous de vous-même sinon depuis votre culture confirmée par les yeux et les sens (à tous les sens du terme). Ce n'est là que la conscience de vos sens et vous vous pensez à hauteur de vos yeux, n'est-ce pas ? Ce n'est là que la sensation de vous-même et quand nous savons que nos sens ne captent qu'à peu près trois pour cent des oscillations de l'univers, nous ne percevons pas grand chose. Fermez les yeux. Déplacez-vous dans le noir et déjà la sensation de vous-même a changé. La proprioception a pris le pas sur la vue et vous recollez vos sensations aux représentations dans votre mémoire, dans votre imaginaire... Et si l'imaginaire était le réel ?
La réalité devient dès lors bien moins certaine, bien moins définie. Ces quelques exercices nous montrent à quel point notre sens de la réalité dépend des mots dont nous usons pour en parler. Sans les mots pas de conscience de réalité. Mais le mot fige les choses dans quelques caractéristiques, nous obligeant à décliner par comparaison des catégories. Cette réalité est tragiquement limitante puisqu'elle nous retient de penser chaque chose dépendante du tout, interconnectée avec toutes les autres, voire concevoir des entités plurielles ou multiples.
Quand je sais que c'est ma vision (représentation) du monde, de moi, des autres et de nous dans ce monde, qui détermine ma réalité, ma façon de m'y projeter, de bouger, de m'y inscrire, de créer, imaginer, travailler, d'être et de communiquer, la tête commence à me tourner, et c'est pourtant si simple...
Jean-Marc SAURET
La vision et le lâcher prise font la puissance réalisatrice"
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