Violences
dans un collège, assassinat d'un chauffeur de bus qui voulait
contrôler des billets, des conjoints qui tabassent leurs
partenaires, des policiers qui tuent un livreur lors d'une
interpellation, des organisations manifestantes pour la violence...
la litanie est longue… on peut y ajouter ces quartiers où
l'on n'entre plus sans risquer sa peau, des supporteurs sportifs qui
s'affrontent, des descentes de bandes dans des quartiers. Ce peut
être aussi un affrontement communautaire à Dijon, un passant
poignardé pour avoir refusé d'offrir une cigarette, voilà quelques
exemples de faits quotidiens, presque ordinaires.
Pourtant,
les études sociologiques de Steve Pinker à l’université de
Harvard, chiffres à l'appui, nous indiquent que les violences
physiques ont bien diminué en cette période de postmodernité.
Dans son ouvrage "La part de l'ange en nous" (Les Arènes)
il montre qu'elles seraient "en diminution massive et
incontestable au cours des siècles". Violences guerrières et
criminelles auraient une réelle tendance à disparaître dans une
courbe perpétuellement baissière.
Si
le nombre d'homicides ne cesse de diminuer au cours des siècles, la
perception de la violence, quant à elle, ne cesse d'augmenter. Moins
elle est importante, plus elle prend une dimension mesurable et plus
elle est insupportable.
Mais
la nature de la violence a changé aussi. Hier, les violences
ordinaires de "machos", d'homme à homme, ont
progressivement disparu au profit de violences subites, radicales,
imprévisibles. Les violences ordinaires à fonction régulatrice de
conflits n'existent plus, ou si peu. Celles qui avaient une
"logique", une certaine "raison d'être", ont
laissé place à des violences irrationnelles. Les violences
gratuites, tant morales que physiques, en ont pris la place. Dès
lors, tous ces excès, même "ordinaires", sont devenus
insupportables, et ce, pour plusieurs raisons.
D'abord,
pour les causes évoquées plus haut, dans la mesure où la violence
n'a plus de fonction sociale recevable. Même la "légitime"
et "traditionnelle" violence d'Etat n'est plus considérée comme recevable non plus. La perception de ces nouvelles
violences gratuites et imprévisibles devient insupportable parce que
incontrôlables et "incanalisables". Elles apparaissent dès
lors sans limite, sans proportion, sans objet, et donc sans raison.
Cette nouvelle forme de violence, en tant que telle, pose question.
Ce n'est donc plus la violence en soi qui est irrecevable, mais sa
forme actuelle sans lien direct avec le réel ni avec les faits
sociaux d'où elle surgit.
C'est
bien cette disproportion associée à une sorte d'imprévisibilité,
quasi surréaliste qui fait peur. Or, la peur et l'envie
(voire le rêve) sont les deux pôles de nos activations mentales. On
estime, dans ces conditions, qu'il y a une sorte "d'ensauvagement"
des comportements, selon l'expression d'un ministre, parce qu'il
fallait bien lui trouver un sens...
De
fait, nous fonctionnons sur deux variables, l'image (la
culture, les représentations) et la nécessité (besoins
ou désirs...). J'en ai déjà parlé dans l'article sur "Le
mythe et le processus*", en même temps que des dogmes du néolibéralisme (nous allons y revenir).
Si
c'est bien cela, tout dépend donc de la manière dont on se voit et
dans quel monde (l'image). Ensuite, (et c'est évidemment lié) pour quoi faire
? Quel est, en l'espèce, le désir premier, le besoin (la nécessité) ?
Nous situons-nous dans le champ objectif ou subjectif ?... celui
qui "justement" pousse à l'acte.
Il
est un fait que notre première nécessité est d'exister, d'être au
monde. Tout le reste y converge, ou en permet la sensation. Mais le
tout est de comprendre dans quels "possibles", soit dans
quel contexte culturel donnant forme auxdits possibles et aux
impossibles.
Sur
la variable de la nécessité, mon ami Bruno Nkenko me faisait remarquer que la
pyramide de Maslow pouvait être un bon analyseur. Il me communiquait
ceci :
1- Besoins physiologiques : liés à la survie, faim, soif sexualité. Ce sont les besoins du nourrissons qui doivent être satisfaits par la figure parentale, puis par l’individu lui-même. La non satisfaction de ce besoin fondamental peut créer des frustrations, des incompréhensions. Questions : Pourquoi ? Qui ? Comment ?
2- Besoins de sécurité : besoin d’une protection physique et morale, reste à définir les composantes de cette sécurité, notion de confiance. Pourquoi ? Qui ? Comment ?
3- Besoins d’appartenance : la dimension sociale, être écouté, regardé, compris, être aimé, apparence à un groupe. Pourquoi ? Qui ? Comment ?
4- Besoins de reconnaissance , d’estime de soi : Sentiment d’être utile, d’avoir de la valeur, reconnaissance d’une identité et d’une individualité. Pourquoi ? Qui ? Comment ?
5- Besoins de réalisation : développer ses valeurs, ses compétences, ses connaissances, affirmation personnelle, réalisation des potentialités
On
peut aller plus loin et approfondir avec la plus récente et plus
actuelle roue des besoins de Manfred Max-Neef** (voir
l'article "Et
si nous n'avions plus besoin ni des managers, ni des organisations
?")
Certes,
malgré la nécessité de cette courte approche conceptuelle, car
nous avons besoin d'outils pour penser, je ne souhaite pas entrer
plus avant dans la conceptualisation philosophique, elle n'est pas
l'objet de cet article. Je resterai donc au plus près des
faits sociologiques et psychosociologiques.
Alors, rappelons-nous
que la vision guide nos pas, que d'elle se construit une posture de
laquelle découlent nos comportements. Je renvoie à l'article que
j'ai dédié à présenter cette approche ("La
vision guide mes pas"). Cette vision se construit tant
socialement par la culture qui nous fonde, qu'individuellement dans
le frottement au monde par nos expériences personnelles. Il y a de
fait une réelle dialectique entre ces deux pôles, voire une
"trialectique" si l'on considère la part de l'imaginaire
ou du symbolique dans cette interaction. Ces trois pôles sont
interdépendants.
Et
ce qui, de nos jours, s'avère très prégnant, c'est la puissance
culturelle du néolibéralisme qui fait structure à notre
post-modernité*, et son impact sur nos représentations, c'est à
dire directement sur notre "image" et notre "nécessité".
Cette culture, comme je l'ai indiqué dans les fondamentaux de ce
courant économico-culturel, a "individualisé" la
personne. En même temps, elle a défait le fait sociétal, promu
l’appât du gain, tout en imposant que ceci était "la seule
réalité vraie", la seule alternative, et donc l'unique "réelle dynamique
humaine". Elle promeut le mythe que l'enrichissement dès lors bienvenu
de quelques-uns produirait un "ruissellement" (sic) sur le
commun des mortels... Dans ces conditions, la concurrence est érigée
comme le seul et vrai lien social. Il n'y a plus à penser pour le bien de la communauté humaine, seulement pour son propre bénéfice personnel, comme on le voit...
Alors
rien d'étonnant à ce qu'apparaisse une individualisation des
postures, des stratégies et comportements, chez bien des gens obnubilés
par l’appât du gain, la jouissance immédiate et gratuite.
Peut-être vous souvenez-vous de cet échange, lors d'une conférence
: je relatais ce moment où un participant me faisait remarquer que
les "jeunes de banlieue" n'étaient pas socialisés,
portant ostensiblement leurs "Nike" et leurs "Reebock"
de travers sur le corps. Il m'indiquait qu'en plus "Ils ne les
avaient pas payés !"
Je
lui fis remarquer que personne ne leur avait demandé de les payer.
On leur avait juste indiqué publicitairement que s'ils les avaient
ils devenaient, ipso facto, des "gens bien" !... et ils les
avaient ! Ils étaient donc bien mieux socialisés que vous et moi...
C'est çà le néolibéralisme qui a envahi progressivement toutes
les couches de la société. Le comportement ordinaire est devenu :
"Et si j'ai envie...?" Même un ministre de l'Intérieur a
publiquement estimé que l'émotion était au-dessus de l'obligation
légale... Même au sommet de l'état, il n'y a plus rien qui fasse
société. L'individu dans son désir de jouissance est plus que
primordial, il en devient "la réalité fondamentale"...
Par
ailleurs, comme je l'ai aussi indiqué, la personne humaine est un
être social et grégaire quoi qu'en pense et promulgue le
néolibéralisme. Elle a un besoin profond d'appartenance et
d'existence dans le regard de l'Autre. Parce qu'elle est inscrite
dans les croyances du langage, elle a besoin de calmer ses peurs et
assouvir ses rêves. Alors elle se regroupe en chapelles, en tribus,
en bandes, comme les loups, pour être et agir. Pour la personne
humaine la question de son propre sens traîne toujours quelque part.
Il
faut bien que "groupe social" se fasse. Alors apparaissent
dans cette postmodernité des groupes identitaires de tous ordres
fondés sur le quartier, la religion, l'opinion, la consommation de
tel ou tel produit, de l'Iphone à la cocaïne, ou la pratique
d'activités, de la couture au feng shui, etc. Tout et n'importe quoi
fait groupe identitaire. Et ainsi surgissent, à l'occasion d'un
événement violent étranger, des postures racialistes,
communautaristes, tribales... Pour
tout un chacun, ou "tu en es" ou tu es étranger,
adversaire, exclu, condamnable... et condamné ! Comme il n'y a
plus de volonté sociale centrale. Place à l'égotisme délié. Chacun invoque ses dieux pour
juger du monde entier, condamner les autres, les anathématiser, ou pas... Voilà comment on a fait de la place
aux sectes, aux radicalités, au racialisme, à l'indigénisme, à toutes ces singularités tribales.
Alors,
le résultat, dans ces conditions, est bien simple : la culture
néolibérale invite tout un chacun à trouver "son bonheur"
dans l'ultra-consommation. Corrélativement, il n'est possible de ne
compter que sur soi-même, ce qui amène à individualiser les
démarches et comportements, rendant les rapports sociaux
exclusivement concurrentiels. Cette même culture propose une image
de dépendance au bonheur par la jouissance par l'objet. C'est ainsi
que l'identité se structure par l'objet. Et là dedans, le besoin
grégaire d'existence par l'autre pousse le bouchon plus loin, jusqu'à condamner celui qui ne vous érige pas en "roi" ou "reine" de n'importe quoi...
Nous
sommes dès lors dans un ensemble de groupes sociaux
"désociétalisés". Car ce qui caractérise un groupe
social est son système de valeurs, de règles, de tabous et de
sacré fondé sur des mythes, donnant des croyances et de l'identité. Voilà que chacun réinvente le
sien, entre potes... Nous voilà revenus au temps très anciens ou
chaque peuple avait ses dieux qui le protégeaient. Chacun de ces
micros groupes éphémères s'invente par nécessité et se défait
par accident ou opportunité. On adhère et se défait au gré des
peurs et des envies. On fusionne ou on se fait la guerre aux mêmes
grès.
La
puissance romaine reposait sur sa capacité à accueillir dans
son panthéon, à chaque victoire, tous les dieux de ses vaincus.
Mais il n'y a plus aujourd'hui de panthéon. Juste une anomie agitée
par un marché bordélique, une concurrence sauvage, une course au
"toujours plus",... mais de quoi ? ...de matérialités et
de pouvoirs, mais aussi de frustrations, de peurs, d'angoisses et de
rêves.
Alors,
cet individu, sans autre forme d'éthique que le toujours plus dans
la concurrence constante, défend comme un chien, comme un loup, ce
qu'il a et ce qu'il veut. Par exemple, je vois ces messieurs, très "mecs", qui importunent des dames marchant seules parce que, "à leur gout", elles sont l'objet de leur désir. Toutes les autres sont "transparentes"...
Nous
sommes entrés dans une sauvagerie totale et désocialisée. Dès
lors, tous les coups sont donc permis, toutes les sauvageries sont
envisageables puisque le seul objet est l’appât du gain, au
moment même où chacun est en concurrence avec tous.
Merci
Reagan et Thatcher pour ce néolibéralisme formidable. Merci à tous
ces profiteurs qui l'ont installé, justifié, développé pour leur
propre compte. Ce n'est là qu'une sauvagerie qui a bien détruit ce
qui faisait société, modernité, civilisation... Mais il y a aussi
autre chose de fondamental : que faisons nous de cette violence qui
nous arrive ou que nous produisons ? Notre réaction fait sens et
elle peut être déterminante dans la continuité ou l'arrêt de
cette dite violence...
Ce
n'est pas l'information qui nous permettra
de sortir de ce marasme mais l'inspiration, car en même temps, il
nous faut changer de paradigme, quitter ce vieux modèle mortifère,
penser autrement et trouver la vision de ce monde que l'on a besoin
de vivre ensemble
Jean-Marc SAURET
Le mardi 1er septembre 2020
* Voir l'article "Le mythe et le processus"** Manfred Max-Neef, économiste et environnementaliste chilien, membre du club de Rome, enseignant intervenant dans plusieurs université américaines et dans le monde. C'est son système de développement humain basé sur les désirs fondamentaux qui l'a fait connaitre.
Lire aussi : "Nos certitudes font réalité"
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