Pendant
ce confinement, quand je sors faire quelques courses de provisions, je
vois ces rues quasi désertes et je me replonge dans les années
soixante où, à cette période de l'année, il n'y avait pas plus de
voitures et de passants dans les rues, où la pollution était peu de chose aussi, où les gens "habitaient"
chez eux, où seulement la moitié de la population allait au travail, où le
domicile était un grand lieu de vie. Ce qui était raisonnable il y
a plus de cinquante ans, est sensationnel aujourd'hui...
Pourtant,
ce titre pourrait paraître ambigu si nous ne précisions pas chacun
de ces termes, du moins ce que nous en entendons. Si le premier, la
rationalité, ne semble pas offrir de marges à son sens profond (le
rapport à la raison et son usage comme outil de connaissance), il n'en va pas de
même pour le sensationnel. Celui-ci est communément utilisé pour
exprimer ce qui nous surprend, ce qui émerveille nos sens par son
intensité, sa dimension, sa démesure, son exception. Et pourtant,
le mot ne nous donne qu'un élément. Il précise seulement ce par
quoi nous "attrapons" les choses : par les sensations.
C'est tout, et c'est évidemment essentiel...
En
effet, il y a d'une part les choses que nous comprenons et démontrons
par notre réflexion. Mais il y a, d'autre part, celles qui nous
"attrapent", et littéralement nous saisissent par
l'émotion. Nous sommes bien là dans le domaine des "ressentis",
et des effets qu'ils produisent en nous.
Nous
ne saurions pas expliquer la beauté d'un coucher de soleil, mais
nous l'admirons. De même, pour certaines choses, nous "manquons
de mots" pour en parler. C'est justement cela qui est en
question dans l'atteinte d'un "au delà des mots".
Comme
je l'ai déjà évoqué, le monde nous apparaît, voire nous marque
et se donne à voir, par les deux voies de notre conscience : la
raison et l'intuition. D'autres avant nous en ont exprimé
l'importance dans nos vies. Ainsi, Albert Einstein disait avoir
"vu" les choses avant de les comprendre, les avoir
littéralement, "imaginées". Il disait
même en avoir eu
l'intuition.
Le
mathématicien Henri Poincaré avait indiqué,
sur la base de son expérience,
que "c'est par l'intuition que l'on trouve. C'est par la
déduction que l'on prouve."
J'ai
développé plus avant comment l'intuition nous
"révélait" des choses qui, à l'usage, devenaient des
connaissances. Nous avons vu précédemment comment la voie de la
méditation nous permettait un accès ouvert au monde par
l'intuition, et comment la raison nous permet d'en faire la
démonstration. Nous savons que l'évolution des sciences a
besoin de ces deux jambes pour se faufiler dans le réel.
Les
cultures, dans le monde, relèvent plus ou moins de l'une ou de
l'autre de ces voies. Nous arrivons à un temps, dans ce monde
occidental, où nous avons besoin des deux. Mais pourquoi ?
Parce
que notre société est "malade du sens". Nous pouvons en
décrire quelques symptômes. Les enseignants se rendent compte de
leur relative incapacité à développer et transmettre la pratique
du raisonnement comme voie de connaissance. Nous constatons par
ailleurs que le quotient intellectuel est en baisse dans nos
populations. Nous voyons que nos sociétés, dans leur développement
postmoderne de surconsommation, ont lâché la conscience du monde
pour se fondre dans sa jouissance. Nous savons bien, à cet effet,
que jouir n'est pas le plaisir, mais l'idée que l'on s'en fait au
contact d'un objet, d'une situation. Nous avons déjà traité de
tout cela.
Le
grand besoin, en l'espèce, consiste à retrouver un certain
équilibre entre raison et sensations. Le psychiatre et auteur
Christophe André répond à la question du "pourquoi la
méditation s'est-elle développée ces trente dernières années
dans le monde occidental" par cette remarque : "la
digitalisation nous prive de ce contact habituel avec le réel. Elle
nous met à distance du monde et de nous-même. Il vient un moment
où, intuitivement, on s'en rend compte. Nous avons un besoin crucial
de nous retrouver avec nous-même". Il cite alors le philosophe
et poète du dix-neuvième siècle, Friedrich Hölderlin : "Là
où croît le péril, croît aussi ce qui (nous en) sauve."
Et
c'est une aubaine que l'on nous cite ce penseur et auteur, parce que
justement il est un de ces personnages qui marchent dans le réel sur
les deux jambes : la raison, avec une réelle recherche logique, et
l'émotion à travers les poèmes qui ont jalonné son œuvre.
Hölderlin est repéré pour cette capacité à joindre l'expression
sensible à la démonstration logique, et vice-versa (je m'en réfère
à l'analyse critique que fit Heidegger de sa posture).
Pour
ma part, combien de fois ai-je reçu cette réflexion : "Tu ne
devrais pas mélanger le sociologue et le troubadour !" J'avoue
m'y être longtemps soumis jusqu'à ce que, ma vie professionnelle
terminée, je fus à même de comprendre que cette séparation était
non seulement idiote mais en plus contre-productive (quoi que
confortable d'un simple point de vu communicationnel dans la
profession).
Méditant
sur ce clivage, il m'apparut bientôt qu'il était non seulement
contre nature, mais aussi contre-productif, sinon délétère. En
effet, si le sociologue veut comprendre le monde, le poète
troubadour le ressent et veut aussi le raconter à sa manière. Les
deux étaient bien les deux jambes dont j'avais besoin pour
poursuivre la mission qui s'imposait à moi : développer
un regard critique et constructif sur le monde pour contribuer à ce qu'émergent
enfin de nouvelles solutions. Ma démarche était bien de même
nature auprès des gens qui me demandaient conseil.
Il
en va de même, quand j'écoute les chroniques du philosophe et
enseignant Clément Victorovitch. Son décryptage de la rhétorique
de discours publics, révèle une partition entre la technique (et
donc le domaine du rationnel), et la part "artistique",
c'est-à-dire émotionnelle et esthétique dans l'argumentation.
Pour
convaincre, dit-il, "ce n'est pas de manipuler, faut-il encore
être vrai dans son discours. Et ça, ça ne se résout pas dans des
techniques ou des équations".
Alors,
pour nous-même et notre développement vers la connaissance,
soumettons ces éléments à l'épreuve des faits. Car
si nous ne pouvons lâcher la raison au risque de n'être pas
"crédibles", nous ne lâcherons pas non plus nos
sensations…
C'est
bien à ce moment là que nous risquons manifestement de "tomber
à côté de la plaque", et donc à côté du vrai, du réel.
Alors,
je prend mon sac à provision, je me rédige à moi-même une
hallucinante autorisation de sortie, je tourne la poignée de la
porte d'entrée, devenue porte de sortie. L'émotion me gagne dans un
geste devenu exceptionnel et si dérisoire il y a seulement un petit
mois devenu si long... Les représentations qui me gagnent sont faite
de logique sanitaire et d'anachronisme social, une sorte de
contre-ordinaire. Est-il raisonnable de ressentir de telles
sensations ? Mon rapport à mon espace ordinaire, ce qu'est mon espace vital, mon rapport aux autres et à moi même, changent par l'évolution radicale d'un contexte, raisonnable et sensationnel à la fois.
Jean-Marc SAURET
Le mardi 7 avril 2020
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