Les
religions du livre, comme les philosophies laïques qui en sont
issues, fondent leur morale sur la bipolarité du bien et du mal.
Elles sont incarnées ici et là, par des entités singulières,
comme l'ange et le démon, dieu et le diable, le ciel et l’enfer,
etc...
Comme
l'a indiqué l'ethnologue Bruno Etienne, la religion la
plus répandue dans le monde n'est pas une de celles
du livre, mais de celles que l'on nomme chamanique ou
animiste. Dans des formes diverses, elles couvrent le globe
et, sans qu'aucun de leurs différents membres ne se soient jamais
rencontrés dans le monde. Toutes ces variantes ont des
pratiques et des systèmes philosophique pratiquement identiques.
Dans
cette philosophie aussi, on retrouve la dimension
d'un "bien" ressemblant plus à ce que notre culture nomme
l'amour. Il a pour corollaire un "pôle opposé", que
l'on pourrait qualifier “d'animé de haine”. Ces
éléments structurent à l”évidence, la vision
cosmogonique de ses membres, et leurs représentations du
monde. Toutes leurs pratiques sociales, médicinales et
personnelles, en sont ainsi impactées, et structurent leur
quotidien.
Je
me suis demandé si ces pôles d'Amour/Bien et de Haine/Mal étaient
antagonistes ou, comme positionnés sur un vecteur, et
donc simplement opposés, voire polarisés. C'est comme si
une de ces positions mettait la haine en bas, dans le fond et le lourd,
et l'amour tout en haut dans la légèreté.
Sans pour
autant penser qu'il existe des entités
maléfiques dans ce "système de pesanteur", on
peut nommer à ce titre, la facilité, l'avidité et
la “flemmardise”. Voilà autant de notions présentées
aujourd'hui dans notre culture comme "normales" et allant
de soi. Ce sont elles qui pèsent lourdement et disposent
de cette propension à “tirer vers le fond”. Pour se
sauver de ce caractère délétère et de ses conséquences,
en l’espèce être "au fond dans le mal", le
protagoniste change de “dimension”.
Il passe
à l'accusation du monde et de l'autre, s’engageant
alors dans un chemin
tout aussi facile (au sens d'avide et sans forcer) : "Ce n'est
pas ma faute. Avec leurs “conneries”,
leur politique, “ils” nous
emmerdent !" (sic)
A
l'opposé, l'acceptation, la lucidité, l'intuition et la recherche
d'harmonie, donneraient une
légèreté qui tendrait à faire
monter vers le haut, là où l'amour est la conséquence
d'équilibres. C'est, je crois, à peu près là, que se retrouve la
conception chamanique.
Le
bouddhisme, dans sa démarche d'excellence, propose pratiquement les
mêmes valeurs dans ce qu'il appelle les attitudes mentales. Sagesse,
amour et générosité nous amèneraient vers le haut. A
l’inverse, l'attachement,
l'aversion et l'illusion tendraient à nous alourdir, en nous
tirant vers le bas.
Ici,
point de pôles antagonistes qui se combattent, pas de combat entre
Saint Georges et le Dragon, mais une simple "logique physique"
bipolaire de type pesanteur. Ici donc, pas de phénomène de croyance
indispensable, mais un regard “autrement” sur
le monde et les phénomènes physiques du vivre ensemble.
En
tombant sur le reportage "Hippocrate aux enfers", du
docteur Bernard Symies, je réalisais qu'il
posait la question autrement, et d'une
manière fort intéressante. "Il serait confortable de penser
que les médecins d'Hitler fussent fous et
nuls. Or il s'avère qu'ils était très compétents. Alors pourquoi
ont-il jeté Hippocrate aux enfers ?"
Une approche de la
sociologie peut peut-être lever un coin de voile sur la réponse. Et
si, d'une part, la socialisation des acteurs constituait
leur représentation du
monde ? Et si, d'autre part, l'esprit grégaire invitait à la mise
en conformité avec le groupe majoritaire de notre socialisation ?
D'accord, c'est un fait : la
théorie de l'influence a déjà longuement répondu à cette
question. Cette théorie de l'influence est d’ailleurs née sur la
question d'après guerre : "Pourquoi tout un peuple a-t-il suivi
les invitations à penser et à agir d'Hitler ?". Elle est le
fondement de la psychosociologie.
Mais
allons plus loin. Quand je pose que la socialisation des acteurs
constitue leur culture, je pense au fait que ce qui nous éduque
profondément, sont
les pratiques dont nous usons, celles qui nous sont admises, permises
ou tolérées. Ce matin, lors de ma balade en vélo, je rattrapais un
cycliste qui buvait à la bouteille. Subitement il jeta très
vivement sur le côté de la route la bouteille qu'il venait de
boire. Si je ne réagis pas,
le fait devient normal, banal. Si je réagis, il pourrait avoir
un tout autre sens. J'ai donc réagi. En me portant à la
hauteur du cycliste, je lui indiquais qu'il avais perdu sa
bouteille, et
qu'il pouvait encore aller la récupérer. Il a eu l'air surpris et,
pour toute réaction, il a subitement ralenti. Je l'ai laissé à sa
réflexion.
J'aurais
pu l'agresser, lui reprochant son geste, vivement, voire vertement
(mais ce n'est pas ma façon de faire) et il aurait eu là une bonne
raison de m'envoyer paître. En toute bienveillance, je me devais de
lui formuler que, socialement, le geste que j'avais vu ne m'était
pas acceptable, et ce en pariant simplement sur son intelligence
d'être humain.
Je
ne dis pas qu'il est retourné chercher sa bouteille vide, ni qu'il
ne jettera plus jamais de bouteille sur le bord de la route. Je
dis simplement que
le geste, dans la manière dont il se socialise (réactions ou pas)
fait sens, et
éduque dans, comme l'indiquait Claude Dubar, une socialisation
secondaire. L'acculturation se fait aussi, voire surtout, dans ces
petits événements ordinaires. Ainsi se construit notre culture.
Ce sont
les pratiques quotidiennes qui forgent et ancrent nos
façons de faire.
Et
quand je dis que l'esprit grégaire invite les acteurs à se
conformer à la pensée, ou idéologie, collective, je veux dire que
nous faisons vivre notre identité dans la mise en acte de nos
cultures. Ainsi, la culture Nazie niait l'individu au profit du
peuple. C'est lui qui était premier. Ainsi tout individu qui portait
atteinte à l'image pure de ce peuple à protéger, à garantir,
devait être supprimé. Ces "impurs" n'étant pas du
peuple, n'existaient donc pas, et
les médecins du Reich pouvaient donc en faire tout et n'importe
quoi.
Il
y avait un ralliement à la culture collective pour continuer à
exister soi même. L'identité est une activité, pas un état. C'est
ce que firent les médecins nazis, dans le camp de
concentration d’Auschwitz. C'est ce que ne fit pas le pasteur
Martin Niemöller (l'auteur du fameux poème "Quand ils sont
venus chercher..."). Fort d'autres éléments culturels
identitaires, il quitta le parti nazi parce
qu'il s'opposait aux discriminations qu'il constatait. Il s'est,
pour ce motif, retrouvé
enfermé à Dachau.
Cette
posture lui a été possible parce que justement il était relié
identitairement à un autre groupe actif (les chrétiens luthériens)
pratiquant d'autres valeurs, comme l'amour universel.
Il
ne s'agit donc pas, pour construire un monde meilleur, de prêcher
des entités bénéfiques ou maléfiques, des règles et des lois,
mais de pratiquer les valeurs qui nous sont essentielles et qui, dans
leur pesanteur, nous donneront la légèreté qui nous portera vers
le haut. Il en va ainsi dans toute entreprise, dans toute
organisation.
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