Dans
cet environnement que l'on peut qualifier de post-moderne, les
organisations, entreprises, institutions, ont une forte
propension à se retayloriser : en l’espèce, à
tenter de tout mettre sous contrôle, à "procédurer", à
"normaliser" leurs activités, à "rationnaliser",
comme ils disent. L’observateur lambda, le consultant, ou
le sociologue, constatent que ce raidissement génère
des tensions. Certains managers (ou encore
des consultants) tentent l’explication de telles
démarches, en mettant en avant deux types d’hypothèses : la
crise et la réduction des moyens associés, ou
le rétrécissement des marchés. Mais on est loin du
compte, et nous ne trouvons pas en l’occurrence, la
condition sine qua non de cette démarche à forte pression. Il
apparaît à la réflexion que l’évolution culturelle post moderne
agit en interne et en externe avec des effets manifestes,
associés à des résultats bien éloignés des buts
visés par les décideurs
Dans
un environnement toujours plus complexe et plus difficile, la
capacité d’innovation de l'organisation est devenue une sorte de
bouée de sauvetage. Dans nombre d’organisations, on
constate corrélativement une innovation interne désespérément
en panne. Elle se trouve stoppée, dans la mesure où elle
dépend d’abord de représentations collectives plaçant l’acteur
en capacité d’autonomie. Hors de cela, point de salut.
L’innovation ne peut être issue de techniques et de procédures
comme les représentations sociales de la culture bureaucratique
l’imaginent.
Comme
le disait si justement Michel CROZIER, cette société là est
bloquée. Elle a évacué “l’acteur sujet”, comme dirait
Jacques LACAN, "le tuant pour mieux l’utiliser". On
pourrait leur prêter alors, non sans un certain humour noir et
désespéré,... sinon désespérant, l’archaïque adage que
l’on attribuait au Général CUSTER à propos des amérindiens : «
Un bon employé est un employé mort ! ».
C’est
ainsi que me revient ce témoignage d’un directeur des PTT
dans les années 80. Il déclarait : « Cette institution est
mortifère et pourtant ce sont les postiers qui l’ont faite ». Il
renvoyait là, d’une part, à l’histoire de cette administration.
Les outils et les méthodes de travail ont en effet, tous
été créés par les postiers eux même. Il faisait d’autre
part et simultanément référence à la gestion
managériale bureaucratique. Pour mémoire, ce type de gestion ne
considère que des fonctions et des procédures. Elle exclut, de
fait les acteurs, déshumanisant ainsi le système.
Or,
les acteurs post modernes et alter consommateurs n’y trouvent pas
leur place. Le post moderne dans son agitation rapide, son zapping
chronique, sa gesticulation identitaire et son besoin immédiat
de réponses, se trouve très à l’étroit dans ces
territoires clos. Il décide émotionnellement sur de l’information
massive, et non sur l’observation et l’analyse. Ici, le goût
tient lieu de réflexion. Son immédiateté nerveuse, son désir de
reconnaissance instantanée, en font un "picoreur"
versatile et inconséquent. L’ultra consommation dans laquelle il
s’inscrit en fait un “dépendant-perdant” du
système de société.
L’alter-consommateur,
ou « alternant culturel », autonome, engagé et responsable par
essence, ne trouve pas d’articulation dans un système très
fortement "procéduré". L'absence de latitude et la
rigidité organisationnelle, tuant la créativité et l'autonomie des
acteurs, le mettent d'entrée hors jeu. Créateur d’une culture
naissante, il se relie dans des entre soi multiples et tribaux - les
réseaux -.
Son pragmatisme,
lié à un engagement déterminé par son sens de la
conséquence, l’amène à “faire”, lfocalisé sur “l’oeuvre
à construire”. Comme si leur devise était « Faire est
efficient. Ce que tu veux, tu le fais. Do It Yourself ! ».
S’il
fallait caricaturer les représentations sociales de ces populations,
nous dirions que le moderne pense le monde unique et vérifiable.
Le post-moderne, quant à lui, le pense incertain. Il
le voit comme fait de collections d’objets et de biens en
mouvement. L’alternant culturel le pense comme une pluralité,
une complexité dans un champ à apprendre, à comprendre et à agir.
Pour
les premiers la réalité est une vérité universelle, unique, et
univoque. Pour les deuxièmes, la réalité est floue et
incertaine, elle représente une opinion. Pour les
troisièmes, les réalités dépendent des approches et engagements
personnels. Pour ceux-ci, il y a autant de vérité que de personnes,
et elles sont donc toutes réputées vraies.
Alternants
culturels ultra-actifs et post modernes, constituent autant de
groupes générationnels. On retrouve aussi chez les post
modernes ceux que l'on nomme les générations « Y »,
zappeuses et hédonistes.
Acteurs
autonomes et indépendant d'un côté, acteurs autocentrés et
versatiles de l'autre, ils apparaissent insaisissables pour nos
organisations. Parce que d'une autre logique, 'ils échappent aux
managers lambdas, ils apparaissent aussi comme ingérables. Ils
affolent les managers, et participent ainsi, formellement et
involontairement, à la réalisation dans les organisations
de ce climat d’incertitude interne. C’est justement ce
type de comportement que les managers tentent compulsivement de
réduire par la rigueur gestionnaire.
Influence
externe
Plusieurs
facteurs sont à prendre en compte : le caractère fortement volatile
des marchés, par exemple, associé à des projets
particulièrement court-termistes. On peut y ajouter les modes
de production en perpétuelles adaptations, ou l’évolution
technologique en accélération permanente. Par ailleurs, l’ultra
disponibilité de masses d'informations rendent l’environnement
glauque, incertain, voire menaçant. La réaction ordinaire dans les
cultures gestionnaires consiste à mettre ce monde sous contrôle.
Serge Moscovici disait que la tendance universelle des humains est
d’abord de rendre le monde prédictible. Par la complexité de nos
regards, il ne l'est plus. Ce ne sont effectivement pas les choses
qui nous gènent mais le regard que nous leur portons...
Les
acteurs des nouvelles générations se caractérisent donc par
des postures d’autonomie personnelle. Or, les systèmes tayloriens,
dans leur souci de maîtrise, comme notamment dans
l’approche scientifique du travail, tentent de rationaliser
les processus et les démarches sous la sacro-sainte pensée unique :
“l'erreur est humaine et le contrôle est sa solution”. Dans une
culture de dictature du chiffre sur fond de financement
et de ratios de rendement, seul le résultat chiffré prime
!
Mais
quelle en est la portée ? Car il s'agit alors de prendre
le pouvoir sur les individus, de canaliser leurs occupations, de
contraindre leurs actions et réduire leurs latitudes décisionnelles.
Pour ceux-ci, l'erreur est bien toujours humaine. Elle est réduite
par tout ce qui se compte et se contrôle. Cruelle
erreur, tueuse de solutions !
Ces
deux postures sont totalement incompatibles. Et cette autonomie
structurelle des nouveaux acteurs fait peur aux bureaucrates, et
ce d’autant plus qu'elle échappe à “leur maîtrise”.
Elle ajoute de cette manière de l’incertitude.
C’est
dans ces conditions que les décideurs redoublent de
contrôle, multipliant ainsi
les gestions “calibrées” et les mises
sous tutelle. Plus ils rigidifient leur gestion, plus les nouvelles
générations zappent et leur échappent. C’est ce que l’on
pourrait nommer le “phénomène du noyau d’olive”. Plus on
le presse, et plus il glisse vite et loin,... en
disparaissant sous le buffet... Or, ce ne sont pas seulement les
jeunes générations qui se comportent ainsi, mais, dans l’évolution
sociétale, ce sont toutes les populations qui se colorent
de ce "vert-bleu-gris".
Effets
Nous voilà
bien en présence d’un monde douloureux, et qui n’a jamais
été aussi psychologiquement et socialement violent. Il se
caractérise aussi par le développement de ces
enfermements, résistances, fuites, besoins de reconnaissance, etc.
Dès lors, les guerres de territoire sont ouvertes. La lutte des
places succède à la lutte des classes comme l'indiquait Vincent de
Gauléjac. Les surcharges de travail s’accentuent. Les
fonctionnaires sur-travaillent comme jamais. L’agitation est
un mode d’existence post-moderne. Cela croise les stratégies de
guerres de territoires et les luttes d'apparence : être là après
20h.
Il
y a le clan des adoubés et celui des exclus, dont le pourtour change
très vite. Les territoires clos ont des accents de prés-carrés.
A l’instar des trous noirs dans l’univers, ils ne
laissent rien sortir, pas même la lumière. La suspicion que
des activités internes vous échappent appelle le surdéveloppement
du contrôle. L’art de le déjouer devient dans ces
conditions un sport national. A l’inverse des anglo-saxons,
les français se courbent devant l’autorité mais enfreignent les
lois. D'où des ambiances délétères dans les organisations
bureaucratiques.
Effet
de cercle vicieux, l’évitement justifie que l'on rajoute encore du
contrôle. Trous noirs et polices font que, aux quatre coins de
l’organisation, la même action, le même chantier se
trouve traité plusieurs fois isolément. L’organisation
surchauffe, s’épuise, produit moins et moins bien. Le système se
bloque.
Comment
arrêter le cycle infernal, en sortir et enfin changer ? La réponse
est dans le lâcher prise et la confiance, dans un abondement
délibéré vers un management humaniste. Et si nous replacions
l’humain au centre de la dynamique ?... Or, ce n’est là qu'une
posture… et justement pas de celles qui se décrète,
de prime abord…
Reste
ensuite à “travailler” dans le domaine du “lâcher prise”...
Voilà qui n’est assurément pas le moindre des paradoxes...
Jean-Marc
SAURET
le
30 octobre 2018
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