Nous
avons l'habitude des formes duales, des composantes à deux
dimensions, comme le vrai versus le faux, le bien versus le mal, le
féminin versus le masculin, etc. Et nous avons la ferme habitude de
conduire notre rapport au réel de cette manière : le réel vs
l'irréel ("vs" pour "versus"), le dedans vs le
dehors, ce qui en est et ce qui n'en est pas, ce dont je parle et ce
dont je ne parle pas, le vraisemblable et donc l’invraisemblable,
le crédible et donc "l'incrédible", le dicible et
l’indicible, etc.
Cette
dualité structurelle porte toute la logique de notre approche du
monde, de nous même dans le monde : tout concept porte en creux de
lui-même tout ce qu'il n'en est pas, comme un réel "à
attraper", comme un possible (j'ai déjà développé
précédemment ce concept de réalité cher aux constructivistes et
mis en lumière à Palo Alto). Nous avons donc l'habitude de penser
sous la forme d'une dialectique.
Ainsi,
le siècle des lumières a-t-il vu se développer cette dialectique
qui nous a conduit à l'esprit scientifique : le monde me résiste et
je lui constate (ou construit) alors des lois, des règles,
structurelles et de fonctionnement. Puis dans un va et vient entre
l'expérimentation et ces fameuses lois que ma culture trouve au
monde et au réel, je fais bouger ces dernières, les fait évoluer,
les affine, leur considère des exceptions, c'est à dire les situe
dans un cadre, dans un contexte. Et voilà que je viens
d'introduire là un troisième champ dans cette dialectique, en
l'espèce, l'environnement. Mais quel est-il vraiment ?
Nous
avons déjà vu que l'évolution sociétale et technologique, est
venue bousculer cette dialectique en limitant, en effaçant les
aspérités du monde dans notre rapport à lui. Je m'explique. Le
monde me résiste (si je passe par la fenêtre, je tombe,
inéluctablement) et je passe mon temps à trouver des solutions.
Elles constituent autant de contournements, ou de réponses, au moins
des explications à cette résistance du monde. C'est en se cognant à
ce mur là que nos intelligences viennent apporter leur secours.
Or,
le développement technologique a mis les résistances du monde
dans l’inconséquent, dans "l'effacé", le moins visible.
Ainsi, je me déplace dans ce monde de plus en plus vite et de plus
en plus confortablement. La résistance du monde s'en trouve
ainsi amoindrie, notamment par le développement des capacités de
nos véhicules et des routes. Je vais de Lille à Perpignan dans
un certain confort. Le voyage en avions est encore plus confortable
dans "l'inrésistance" du monde. Ceci libère une place
pour l'affectif et l’émotionnel. Nous entrons donc dans une
"trialectique" de la réalité : la résistance du monde,
la construction sociale de la réalité et le champ de nos émotions,
désirs, envie, plus que comme simples marqueur de la réalité, mais
comme pôles réels de sa construction (cf. Palo Alto).
Ce
n'est pas le consumérisme et le développement technologique qui
l'ont créé. Ils l'on seulement révélé. La dimension existait bel
et bien avant cette "découverte".
Mais,
dans l'action, dans la mise en œuvre de ces connaissances, ou
consciences acquises dans cette "trialectique", se
construit un nouveau champ intervenant dans la connaissance du monde.
Elle n'est pas un retour vers l'expérimentation, comme je l'ai
longtemps pensé, mais s'avère comme un véritable pôle de
notre conscience du monde. En effet, l'action que nous conduisons
dans la création, dans la réalisation, dans la mise en œuvre, met
d'autres variables en jeux, et ces variables nous touchent
profondément.
Je
pense une fois de plus aux travaux de Mialhy Csikszentmihalyi à
propos de ce qu'est le bonheur. Il décrit le "flow" dans
lequel nous évoluons en la matière. En l'espèce, nous sommes en
passe de réaliser une œuvre qui nous réalise en conjonction avec
les compétences maximales que nous sommes justement là en train
d'augmenter, de développer...
Ce
"flow", nous dit il, touche la dimension de la sensation,
de l'incorporation de la réalité. Il se produit à ce moment-là la
"convocation" d'une quatrième dimension : celle de la
sensation corporelle, de son investissement dans le développement de
la connaissance.
Nous
sommes donc maintenant en présence d'un véritable "quadrialectique"
de la réalité. La connaissance, la conscience du réel, se joue
entre ces quatre pôles : la résistance du monde, la construction
sociale des lois qui le structurent et l'expliquent, l'émotion qui
plonge dans le souvenir pour investir des vestiges personnels
(enjeux, désirs, préoccupations) de nos réalités, et enfin les
sensations qui investissent une autre mémoire venue, elle, peut être
du fond de nos os et de nos muscles, de nos cellules même. Voilà
les quatre variables de cette trialectique de la réalité.
Notre
culture occidentale a pris l'habitude de les mettre dans les tiroirs
du somatique, ou du traumatique. Nos muscles et nos os, quant à eux,
se souviennent. Alors des douleurs et blocages (ou inversement
des détentes de l'ordre des délices physiques) surgissent et
s'invitent dans la "conversation".
Très justement,
Albert Einstein écrivait que "Toute connaissance passe par
l'expérience. Tout le reste n'est qu'information".
Quand
je regarde le mode de vivre de l'humain actuel, je vois que les
quatre dimensions sont bel et bien là. Aussi, cette démarche
"quadrialectique" nous est bien utile pour "nous
comprendre" et ainsi aller plus loin. Qu'est-ce qui nous fait
agir, bouger, choisir, décider ?
Il
me souvient de cette question simple que l'on pose aux enfants : "Que
veux-tu faire plus tard ?" et l'enfant répond : "Je veux
faire pompier, majorette, policier, infirmière, docteur,
institutrice, etc" . Ils s'agit bien, dans la réponse, non pas
d'une oeuvre à accomplir, mais d'un métier, d'une profession. On
peut la résumer à un rôle social dans une représentation
culturelle singulière.
En
effet, à la question sur l'action, nous avons répondu par l'être.
C'est à dire que les deux premières variables sont là bien propres
à l'élaboration de notre être : le faire et l'être que l'on
reliera, le premier à l'expérimentation et le second à la
socialisation.
Mais
à regarder simplement le monde qui bouge devant nous (surtout dans
la post-modernité consumériste), nous comprenons vite que l'avoir
est à considérer comme un pôle réellement efficient. Nous le
rapprocherons simplement du pôle de l’imaginaire, celui du désir,
de l'enjeux. Ainsi, parce que nous faisons, sur l'avoir, une
distinction utile entre la possession et l'usage (nous l'avons
déjà évoqué dans quelques précédents articles), une distinction
apparaît.
Il
y a les objets qui me valorisent à mes yeux, qui sont susceptibles
de m'apporter la jouissance par le simple fait de les posséder (la
belle montre, le beau vêtement, robe ou habit, la belle voiture, la
belle maison, la belle carte de visite, etc.).
Par
ailleurs il y a les objets d'usage de tous ordres dont "les
avoir à moi ou pas" importe peu pourvu que l'on puisse en avoir
l'usage, le simple usage. Le partage communautaire repose sur ce
dernier élément.
On
pourra alors épiloguer sur les ressorts du "communisme"
dont le projet est de donner l’accès d'usage à tout un
chacun à tous les objets, versus ceux du libéralisme qui met
l'accent sur la jouissance à posséder les objets. Bien que ce débat
soit juste, il n'est véritablement pas au cœur du sujet du
jours.
Dans
l'action, la question de la sensation est, nous le savons
pragmatiquement, très prégnante. Il me souvient de cette phrase du
docteur Gérard Fitoussi, spécialiste praticien de l'hypnose
ericsonienne : "Je peux vous parler des heures du vélo et de
comment en faire, mais un jour il faudra bien monter dessus !"
Alors,
seules, les sensations vont jouer un rôle prépondérant dans
l'apprentissage, dans le développement des connaissances, dans la
conduite de sa propre vie.
Résumons
: quatre pôles s'invitent systématiquement dans la réalité de nos
êtres : le faire, l'être, l'avoir et la sensation. Ainsi dans la
pensée de son projet de vie (auquel participe la part
professionnelle), il y a ces questions que je devrais me poser :
"Qu'est-ce que je veux faire ? Qu'est-ce que je veux être ?
Qu'est-ce que je veux avoir et qu'est-ce que je veux ressentir ?"
On
peut aussi imaginer un rapport de causalité entre les différents
objets de ces questions. Par exemple que le faire est dépendant de
l'être, le tuteur majeur de la personne. Nous ne ferions alors que
ce que nous sommes (ou en fonction de ce que nous sommes). On peut
aussi imaginer que la sensation et l'émotion sont dépendantes de
l'action conduite, et que c'est bien l'action qui les produit. On
peut encore concevoir que l'imaginaire est liée à l'être qui le
produit.
Toutes
ces interdépendances relèvent d'une priorisation d'une des
variables dans la considération de ce que nous sommes. Elles
relèveraient aussi de la priorisation d'un des objets de chaque
variable (l'action, l'identité, l'objet et le sentiment, la
sensation). Cette mise en conséquence efface les autres questions
comme si le plaisir de l'objet, le gain et la propriété étaient
"naturels" ou fondamentaux dans notre état d'être au
monde. Il n'en est rien.
Il
s'agit là simplement d'un a priori, d'un parti pris. Chaque question
nous invite à poser clairement nos enjeux, nos priorités et ainsi
notre alignement avec notre raison d'être.
Nous
comprenons bien là que chaque question, si elle devenait exclusive,
nous conduirait à des postures radicalement opposées, et donc aussi
différentes que distinctes. Dans ces conditions, je propose qu'on se
les pose à chaque carrefour de sa vie, voire chaque jour, de
manière à rester alignés et clairs avec notre raison d'être
personnelle.
Ainsi,
chaque manager, à chaque projet, à chaque tournant dans le projet
(c'est à dire, chaque matin avant de commencer quoi que ce soit),
pourra se poser ces quatre questions fondamentales.
De
même, chacun, interrogeant l'autre, avant de partager (de
co-construire, de l'accueillir dans son projet, de l'associer ou de
s'associer), pourra user de ces quatre questions. Il les formulera
d'abord pour lui-même, sans oublier de les partager avec l'autre
(dans un temps simultané ou consécutif, au choix...). Il
n’hésitera pas à développer une conversation qui mettra ces
points là sur "le tapis" du jeu relationnel, soit sur le
devant de la scène.
Le
socle ainsi éclairé et raffermi, nous voilà à même de faciliter
bien des choses, et en situation, de permettre un développement
plus sûr. La clarification de ces quatre variables de la
"quadrialectique" de nos réalités favorisera l'harmonie
(organisationnelle et relationnelle) et notre route sera belle,
tranquille et ombragée. Il s'agit bien en cette occurrence, non pas
de juger l'autre, mais de mieux comprendre comment il se positionne,
d'où il parle et d'où agit. Voilà qui nous aide à répondre une
fois encore à l'invitation de Socrate : "Connais toi toi-même"
!
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