La
question du « Pourquoi cette souffrance au travail » ne
s’épuise pas dans l’étude des « conditions de travail »
et de son ergonomie, ni dans une réponse sibylline ou laconique du
type « Parce que le travail est étymologiquement "souffrance"
et que l’on doit normalement souffrir pour survivre ». Cette
allégation moderne n’a plus de prise dans notre vie réelle. La
réponse se trouve peut-être plus profondément ancrée dans notre
rapport actuel au monde plus que dans les habituelles conditions
matérielles, mille fois invoquées, mille fois traitées. Pourtant,
et malgré ces éléments, rien ne semble avoir changé.
Si
la modernité considère la douleur comme un élément ordinaire et
corollaire de la marche vers la qualité, l’important ou le
raisonnable, la postmodernité n’en a cure. Nous n’avons rien à
faire de la douleur. Elle s'avère aujourd'hui être une anomalie.
Elle est anormale, hors du temps, insupportable. « Souffrir au
travail ? Plus jamais ! ». Plus
généralement cela nous amène à la perspective suivante : Ne
plus souffrir nulle part, d’ailleurs.
Et
pourtant en juin 2011 des milliers de manifestants sont descendus
dans la rue pour crier leur nécessité de quitter le travail dès
soixante ans. En effet, il est important, pour eux, de pouvoir se
reposer, enfin souffler et profiter de la vie, arrivé à cet âge.
Voilà constitué le seuil du travail et de la souffrance. Depuis,
bien des événements et manifestations ont encore répété ce
discours. Mais quelle est cette société qui pense le travail en
douleur ? Pourquoi le travail ne serait-il pas réalisation de
soi comme l’indique la plus haute marche dans la pyramide de
Maslow ? Et si Fourrier disait vrai quand il dictait que ce qui
devait diriger nos orientations au travail serait le plaisir et le
goût. Fourrier serait-il en son temps un « pré
post-moderne », voire déjà un alternant culturel ? *
De
fait, la question de notre rapport au travail n’est pas
complètement ni totalement inscrite dans les conditions matérielles.
Elle n’est pas dans l’environnement lui-même, le contingent,
le contextuel, mais dans notre propre rapport que nous entretenons à
lui, et dans ce que nous y mettons. Je m’explique…
Le
philosophe Marc Aurèle (121-180 de notre ère) écrivait : "Ce
ne sont pas les choses qui nous gênent mais le regard que nous leur
portons"... Alors, si je me pense devoir être le premier
de la classe et que je ne le suis pas, je souffre. Je souffre
peut être au point que la situation devienne inacceptable. Et si
elle est inacceptable, il y a de fortes chances que ce soit la faute
du monde entier. Mais nous savons bien, alors, que le monde entier
n’y est pour rien et que seule est en cause mon ambition : il
suffit que je lâche prise et tout va déjà mieux.
Si
l’exemple est singulier, sa structure me parait universelle :
si je suis heureux de ma situation et si je souffre de la même
situation, cela dépend d’abord de ce que j’en attends, de
comment je m’y projette, de comment je m'y vois. La satisfaction et
la souffrance sont fonction de l’écart entre l’idée (l'idéal)
et le vécu. L’appréciation de tout ce qui est contingent en
dépend.
De
toute chose, nous nous faisons une idée et mécaniquement nous
tendons vers elle : elle constitue un repère, un but, un cadre.
Si l’expérience vécue sort du cadre, il y a de fortes chances que
je sois perdu et que j’en souffre. Un architecte de mes amis me
faisait remarquer, un jour, sur sa profession et les guéguerres de
corps : « Un décorateur d’intérieur qui aurait voulu
être architecte est un raté. Mais un architecte qui aurait voulu
être décorateur d’intérieur est aussi un raté ». La
remarque me paraît fort juste.
Cette
vision projetée de son idéal à vivre fait office de juge de paix
de son identité. Ce ne sont plus les remarques obligées ou
bienveillantes que j’entends de mon entourage qui me touchent mais
l’écho qui résonne sur cet idéal à vivre. Ainsi notre petite
musique intérieure pourrait alors être : « Oui, ils disent ça
pour me consoler. Je les hais… ».
Comme
nous l’avions vu précédemment, nous pouvons redire là que la
question de l’identité, de la sensation de soi, est au centre de
notre « être au travail ». Cette identité détermine
toute notre action et toute notre vision de nous dans ce monde (et
nous passons beaucoup de notre temps à la vérifier...). C’est
bien la représentation culturelle de soi dans le monde, et donc de
soi au travail, qui nous place dans une posture de vie "réalisante",
excitante ou désolante... voire insupportable.
Le
(la) marin, qui se rêve marin depuis toujours, doublant le cap Horn
dans des conditions épouvantables, se voit vivre un moment
exceptionnel de toute sa vie d’humain. Et même si les conditions
sont plus que dure, son idéal de soi est comblé : il (elle)
jubile « Je l’ai fait ! ».
Je
ne suis pas sûr que quelques galériens forcés de parcourir les
mers aient eu le même sentiment en passant le détroit de Gibraltar…
Quand
la « lecture » que nous avons de ce que nous vivons
exalte nos fantasmes, nous exultons. Notre moi se trouve comblé,
renforcé, réalisé. Tout ce qui est contingent ou contextuel
devient alors dérisoire. Quand notre « lecture » de ce
que nous vivons s’oppose à nos rêves et aspirations, alors tous
les malheurs du monde, semblent nous tomber dessus et nous
souffrons de tout (et du contingent également).
C’est
donc, en premier lieu, notre identité au travail, comme l’évoquait
Renaud Sainsaulieu**, qui
constitue notre "être au travail", qu'il soit "bien
être" ou "souffrance". Les conditions sont alors lues
comme négligeables ou insupportables, voire même jubilatoires. Mais
ce qui est exaltant ou insupportable d’abord c’est notre rapport
au monde. Christophe Dejours montre bien dans ses cours au CNAM, et
dans ses conférences, la latitude que nous avons à organiser notre
action. En d'autres termes, cette faculté que nous avons à "mettre
la main" sur la décision, en l'espèce notre niveau
d’autonomie. C'est bien lui, et lui seul, qui détermine si nous
souffrons ou pas de (et dans) notre travail.
C’est
bien dans ces conditions que la confiscation de la décision
fait que ce que nous faisons ne nous appartient pas. Il est alors
d’une autre nature, situé en dehors de notre
champ. C’est ce même sentiment qui fait que nous nous vivons
comme exclus et donc niés. C’est alors que
nous souffrons. Là aussi la question de l’identité au
travail reste première.
Mais
si ce que je fais est ce que j’ai rêvé de faire (et si je suis
maître à organiser mon action comme le vieux loup de mer), alors
j’ai toute les chances de trouver ma charge légère et du plaisir
à "faire".
Considérons
aussi, et mêlons à cela, ce que décrit le psychologue du bonheur
Mihaly Csikszentmihalyi***. Dans
sa restitution d'une très longue étude sur le bonheur, auprès de
plus de trois milles personnes, il donne au bonheur un statut fort
singulier. Il n'est ni dans la consommation, l'acquisition ou la
jouissance de quoi que ce soit, mais dans le "flow" qui se
produit en nous quand la réalisation de l'oeuvre que nous
poursuivons rejoint le niveau limite de nos capacités. Ce
dépassement de soi dans la perspective du "succès" nous
met dans un état singulier, particulier qu'il nomme "le flux".
Alors le temps s'arrête, les contraintes sont dépassées ou
"dépassables", la douleur est passagère, le bonheur
parfait. Cela nécessite, comme conditions premières, de l'autonomie
autogérée. C'est à dire, un objet ou un sens de l'oeuvre, une
vision de soi dans ladite situation.
Tout
ceci nous semble alors tellement évident... Mais le changement ne
se décrète pas. Il s'organise. Or, tout est, comme nous
l'avons vu, dans la représentation que je me fais de moi et de la
situation, de mes enjeux et bénéfices. Si quelque chose est à
changer, c'est bien plutôt mon regard, notre regard, nos
représentations, plutôt que les moyens et autres conditions de
travail.
Ainsi,
procéder à un changement de représentations demande un travail de
prise de conscience, de discernement, d'engagement, de libre arbitre,
de changement d'angle de vue, etc. Tout un programme que le
"posturologue" saura vous indiquer et dans lequel, aussi,
il saura vous accompagner.
* voir : "Management et Organisations dans une évolution sociétale majeure"
** Renaud SAINSAULIEU, L'Entreprise une affaire de société, (direction), Presses de la FNSP, Paris, 1992.
*** Mihaly Csikszentmihalyi, Vivre, La psychologie du bonheur, Ed. Robert Laffont, SA, Paris, 2004
Jean-Marc SAURET
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