Dans
cet environnement dit post-moderne, fait d'émotions et de temps
courts, de tribus de consommation et d'identités par l'objet, de
"local" et d'immédiateté, nombre de dirigeants ont
une tendance forte à tout mettre sous contrôle. Les mêmes, dans
les organisations, les entreprises, ou
autres institutions, disposent de cette même propension à
tout compter, mesurer et "procédurer". En d’autres
termes, leur nouveau “Graal” consiste à “retayloriser” le
management de leur activité. Comme si “On”
redécouvrait l’Amérique ! Et ce mode de “gestion” génère
des tensions tant internes qu'externes et certains de ces
dirigeants en "jouissent".
Les
mêmes, ou autres consultants tentent l’explication
sous le couvert de la complexité économique. Celle ci serait due,
selon eux, à la réduction des moyens et des marchés. Mais cette
approche verbeuse, ne saurait indiquer la condition "sine
qua non" de cette forte pression. Il apparaît à la réflexion
que l’évolution culturelle post moderne agit en interne et en
externe avec des effets importants, éloignant les
organisations des buts visés par leurs propres fondateurs et
décideurs. Nous sommes là en présence de cercles particulièrement
vicieux. Mais de quoi s'agit-il ? Regardons de plus près.
Influences internes
Dans
un environnement complexe et difficile, la capacité d’innovation
apparaît comme une bouée de sauvetage. Cependant, dans nombre
d’organisations, l’innovation en interne est en panne. Sous la
pression et la confiscation des décisions, l'injonction "Innovez
!" est paradoxale, une "double bind" selon Gregory
BATESON. A vrai dire, partout où l'innovation est en panne, nous
comprenons que, pour être là, elle a besoin d’abord de
représentations collectives plaçant a priori l’acteur en capacité
d’autonomie. De fait, l’innovation ne saurait être issue de
techniques et de procédures comme la culture bureaucratique
l’imagine dans ses conceptions structurelles.
Comme
le disait si justement Michel CROZIER, cette société là est
bloquée. Elle a évacué l’acteur-sujet, "le tuant pour mieux
l’utiliser", comme dirait Jacques LACAN. On pourrait reprendre
alors l’archaïque adage que l’on prêtait au Général CUSTER :
«
Un bon employé est un employé mort ! ». Ainsi, comme en témoignait
un directeur des PTT dans les années 80 « Cette institution est
mortifère et pourtant ce sont les postiers qui l’ont faite ».
Il
renvoyait là, d’une part, à l’histoire de cette administration
où les outils et les méthodes de travail ont tous été créés par
les postiers eux-même et, d’autre part, à la gestion managériale
bureaucratique. De fait, ce type de management ne considère que
des fonctions et des procédures, et aucunement “les gens”.
L’effet s’avère rapidement délétère, et déshumanise
l’ensemble du système. CQFD. A partir de là, il est loisible
d’affirmer que l'organisation bureaucratique “colle” à
la culture française.
Or,
les acteurs post modernes ou alter consommateurs n’y
trouvent ni leur place, ni leur compte. Le post moderne,
dans son agitation émotionnelle rapide, sa gesticulation
identitaire, sa dévoration de jouissances, se trouve très à
l’étroit dans des territoires clos. Il décide, et se décide, à
partir de quelques éléments émouvants piochés dans la masse
d’information. Il ne décide pas sur l’observation et l’analyse.
Ici, le goût tient lieu de réflexion. Son immédiateté nerveuse,
son désir d’identité, en font un zappeur inconséquent. L’ultra
consommation dans laquelle il s’inscrit en fait un dépendant du
système économique, voire une victime, une proie.
L’alter
consommateur, ou « alternant culturel », autonome et responsable
par essence, ne se trouve pas d’articulation dans un système très
fortement “procéduré”. Créateur d’une culture en
croissance, il se relie dans des "entre-soi" multiples et
en réseaux, avec un pragmatisme et un engagement déterminés par
son sens de la conséquence : « Faire est efficient. Ce que tu veux,
ce dont tu penses avoir besoin, tu le fais. Do It Yourself ! ».
C'est ça sa philosophie.
S’il
fallait caricaturer les représentations sociales de ces différentes
populations, nous dirions que le moderne pense le monde unique et
vérifiable ; le post-moderne le pense incertain, fait de collections
d’objets en mouvement ; et l’alternant culturel comme
une pluralité, une complexité, comme un champ à apprendre, à
comprendre et à agir. Pour les premiers la réalité est une vérité
unique. Pour les deuxièmes, la réalité est floue et
incertaine, sujette à émotions. Pour les troisièmes, les réalités
dépendent des approches personnelles de chacun et chacune. Il y a
autant de vérités que de personnes. Elles sont donc, pour eux,
toutes "vraies".
Les
post modernes, dont ces générations dites « Y », zappeuses et
hédonistes, sont des acteurs autocentrée, insaisissables pour le
management des organisations. Les alternants culturels, "résoteurs",
intemporels, tournés vers l'oeuvre et l'engagement, traversent ces
organisations comme des aires de jeux. Tous ceux-ci
apparaissent donc ingérables et affolent les managers. Ils
participent ainsi au climat d’incertitude interne des
organisations que les managers tentent compulsivement de réduire en
obéissance. Peine perdue... et, du même coup,
leurs “talents” aussi deviennent caducs !
Influences externes
Les
marchés fortement volatiles, les projets particulièrement
court-termistes, les modes de production en perpétuelles
adaptations, l’évolution technologique en accélération, l’ultra
disponibilité des informations, font de ce monde où se mélange le
privé et le public, un environnement glauque, incertain, voire
menaçant. La réaction ordinaire dans les cultures bureaucratiques
gestionnaires consiste à mettre ce monde sous contrôle. Serge
Moscovici disait à ce propos qu'une tendance universelle des humains
est d’abord de rendre le monde prédictible. Dont acte...
Les
acteurs des nouvelles générations se caractérisent par des
postures d’autonomie. Or, les systèmes tayloriens, dans leurs
soucis de maîtrise absolue,notamment dans l’approche
scientifique du travail, tentent de rationaliser les processus et les
démarches sous la sacro-sainte pensée unique : financement,
gestion, procédures et ratios de rendement. Il s'agit alors de
prendre le pouvoir sur les individus "sources d'erreurs",
de canaliser leurs occupations, de contraindre leurs actions et
réduire leurs latitudes décisionnelles, parce que, justement pour
ceux-là l'erreur est humaine. Ils pensent fermement que l'erreur
n'est jamais comptable "puisque le chiffre est juste"...
Ces
deux postures s’avèrent décidément incompatibles. Cette
nécessité d'autonomie structurante des nouveaux acteurs fait peur
aux bureaucrates, et, comme elle leur échappe, elle ajoute à
la crainte, de l’incertitude. Décider c'est être indépendant,
chose insupportable en bureaucratie où il n'y a que le décideur qui
décide.
Dans
ces conditions, les décideurs redoublent de contrôle,
d'éditions de procédures, de gestions tous calibres et de mises
sous tutelle. Plus ils rigidifient leur gestion, plus les nouvelles
générations zappent et leur échappent. C’est ce que l’on
pourrait nommer le « phénomène du noyau d’olive » : plus on le
presse, plus glisse vite, fort et loin. Or, ce ne sont pas seulement
les jeunes générations qui se comportent ainsi, mais l’évolution
sociétale tend à colorer toute les populations de ce
vert-bleu-gris.
Conclusion...
Nous
sommes en présence d’un monde douloureux qui n’a jamais été
aussi moralement violent. On pourrait le caractériser par ces
résistances à l'enfermement, résistances organisationnelles,
fuites, zapping, besoins de reconnaissance, etc. Dès lors, les
guerres de territoire sont ouvertes. “La lutte des places”,
comme l'a écrit Vincent de Gauléjac, succède à la lutte des
classes. Les surcharges de travail s’accélèrent. Les
fonctionnaires de base “sur-travaillent” pour
faire "tourner la boutique" comme jamais cela n’a été.
L’agitation
est un mode d’existence post-moderne. Il croise les stratégies de
guerres de territoires et les luttes de places : l’important,
c’est d’être là, dans les couloirs de la DG après 20h, au
moment où se prennent les décisions. D'autres pratiquent
l'évitement salutaire : ils ne jouent plus.
Il
y a le clan des adoubés et celui des exclus dont le pourtour change
très vite. Les territoires clos ont des accents de prés carrés.
A l’instar des trous noir de l’univers, ils ne laissent même
pas sortir la lumière. La suspicion que des activités internes
vous échappent appelle le surdéveloppement du contrôle. La
suspicion est aussi sur les collaborateurs, et les théories de
complots fleurissent. Les guerres des nerfs se développent.
L’art
de déjouer les contrôles devient dans ces conditions, un
sport national (tout à l’opposé des anglo-saxons,
les français se courbent devant l’autorité mais enfreignent les
lois). Effet de cercle vicieux, l’évitement pratiqué justifie
l'augmentation des contrôles. Trous noirs et polices font que, aux
quatre coins de l’organisation, la même action, le même chantier
est traité plusieurs fois isolément, et de façons bien sur
différentes. L’organisation surchauffe, s’épuise, produit
moins, plus cher et moins bien. Le système, à force de surchauffer,
se bloque.
Comment
arrêter le cycle infernal, en sortir et enfin changer ? La réponse
est dans le lâcher prise et la confiance. Et si nous replacions
l’humain au centre de la dynamique ?... Or, c’est là une posture
qui ne se décrète pas mais se travaille. Il me souvient de cet
échange entre économistes, sur une chaîne de télévision, où
Alain COTTA disait : "Les décideurs foncent droit
dans le mur..." et Jean-Paul FITOUSSI de lui répondre :"...et
ils klaxonnent au cas où le mur voudrait bien se pousser !" Il
va falloir faire mieux...
Jean-Marc SAURET
Publié le mardi 3 avril 2018
avril
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