Nous voici enfin, au regard de tout ce que nous avons considéré, arrivés à la formulation d'une hypothèse d'avenir du management : "peut être faut-il en faire moins plutôt que de vouloir faire mieux". Peut être les réponses les plus exactes à nos interrogations sur la qualité du management sont-elles dans les mains et les têtes des " œuvreurs " de nos organisations et moins dans celle des managers, devenus alors des porteurs de sens et des facilitateurs. C'est bien de cela et rien que de cela dont les organisations, et les gens en leur sein, ont besoin...
14 - Le non-management
Ainsi, comme nous l’avons vu
en plusieurs occurrences, si nombre d’actions d’acteurs sont parmi les
conséquences de faisceaux systémiques de causes diverses, il y a très peu à manager. Comme l’écrivait Marc Aurèle, répétiteur involontaire d’un postulat
Zen, « Ne nous occupons pas de ce sur quoi nous n’avons pas la main… Ce ne
sont pas les choses qui nous gênent mais l’image que nous en avons ». Devant
autant d’éléments qui nous indiquent que les personnes ont une forte tendance à
l’autonomie, qu’elles jugent de ce qui leur va ou pas, qu’elles font des choix
par intérêt ou par défaut, nous comprenons que le principe du commandement ne
s’exerce qu’avec l’accord du commandé, que le management est bien une manière
de "se débrouiller" avec ce que l’on trouve devant soi. Comme l’italien le
considère dans sa langue, manager est une convergence de savoir-faire, de savoir
conduire et gérer. Le savoir relationnel, c'est à dire : comprendre, s’adapter et
s’articuler avec les autres acteurs, constitue en tant que tel, une autre approche. Pour mémoire, dans sa forme transitive, le
verbe italien signifie : « s’évertuer à ».
Bien sûr, les comportements des
collaborateurs dépendent des modes culturels organisationnels. L’organisation
fait sens. Dans une structure pyramidale bureaucratiques, les acteurs savent où
est le pouvoir et qu’ils ne sont pas au bon endroit. Ils savent pertinemment
qui est le plus fort. Les agents développent des stratégies d’évitement devant
les risques liés à ces différentes variables parce qu’ils ont la conscience
précise qu’ils n’ont pas la main. Ils n’iront pas tous les jours à
l’affrontement mais développeront plutôt des démarches d’évitement, voire de «
sage soumissions » utiles et volontaires, quelque chose de l’ordre de la
transaction ou du marchandage. Ils tenteront l’entrée dans les bonnes tribus,
les bons cercles, là où l’ascenseur social fonctionne.
Ainsi on distingue quatre
comportements particuliers (Cf. JM Sauret, « Des postiers et des centres de tri, un management complexe »,
L’Harmattan, 2004). Le premier type de personnes pense une ascension possible.
Il colle à son manager immédiat, se conforme à ses attentes et attend de
profiter des avantages du système. S'il y a un appel d’air il montera dans la
cheminée hiérarchique. Le second type est désœuvré. Il ne se pense aucune
possibilité de progrès. Il est le perdant du système. Il a abandonné. Parmi
eux, certains basculent en pathologies psychologiques. Ce sont les burn out et
bore out. Les arrêts réels de maladie se succèdent mais personne ne considère
autour d’eux qu’il s’agisse d’une conséquence professionnelle. D’autres, le
troisième type, ont compris la posture et vont la tourner à leur avantage. Ils
ne s’opposeront pas, ne feront pas d’histoire mais à la moindre demande, ils
présenteront un certificat médical les dispensant de ladite tâches. A moins que,
présentant leur fiche de poste, ils demanderont où se trouve l’action en question. Le quatrième type a pris le taureau par les cornes. Il sait qu’il est
le perdant du système mais pas sur l'ensemble. Il a bien compris les arcanes du
pouvoir et compte bien en tirer profit. Révolté actif, il créera, par exemple,
la section syndicale qui manque et produira l’agitation qu’il souhaite. Au
moins il ne s’ennuiera pas. Parmi ces hyperactifs "risque tout", certains
quitteront l’entreprise dans un projet d’essaimage partiellement financé par
elle. D'autres sont devenus de merveilleux responsables d’association, de
projets, voire d’équipes…
Dans tous ces cas, seule la
reprise d’une relation humaine saine et sincère, posant des éléments clairs sur
la table, permettra la reconstruction du lien professionnel indispensable, et la
réinsertion de ces acteurs dans l’organisation. Mais il faudra changer de
système. Celui-ci, bureaucratique, ne fonctionne plus. Le psychologue Geert
Hofstede considérait toutefois que ce système organisationnel correspondait bien à la
culture française.
Les organisations tribales, dites
charismatiques, quant à elles, développent une extrême cohésion de groupe mais au dépend de
l’efficience de l’organisation, et de la cohérence de son mode de travail. Le
collaborateur « appartient » littéralement à l’organisation. On n’y
critique pas le patron. Il est le patron et fait ce qu’il veut. C’est
l’organisation de type famille, répandue dans les cultures latines. On n’y aperçoit
que deux types de comportement : la soumission volontaire dans la mise en
conformité ou l’usage du système à des fins personnelles mais à ses risques et
périls. Tous les autres types sont éjectés du système. Le management y est
fortement autoritaire mais le système s'avère peu efficace. Ces organisations
peuvent être le cadre d’extrêmes violences. Le système, pour ces raisons, risque
parfois l’autodestruction.
Les organisations
individualistes, qui reposent sur une culture technocratique, développent un
système sociotechnique cohérent et structuré. C’est la culture métier qui est au cœur de cette dynamique et tous les patrons sont issus du sérail. Les
acteurs font leur carrière dans le métier, et parfois, dans la même
entreprise. Les relations professionnelles sont rigoureuses et fondées sur la
compétence et l’expérience. Tous ceux qui souhaitent développer leur savoir le
peuvent et le font. Il n’y a pas de place pour les postures pathologiques. Les
proactifs y révèlent toute leurs dimensions. Pour une raison quelconque,
certains acteurs de troisième type trouvent un espace pour exister. Ils peuvent
rester là toute leur vie sans gêner, tant que leurs comportements ne remettent
pas en cause les valeurs de l’entreprise. Le management y est collaboratif et
explicatif. C’est ici la logique métier qui gouverne.
Les organisations holomorphes, celles qui développent des systèmes de coopération, parfois à la structure matricielle,
fonctionnent sur l’articulation des expertises. Cette organisation souple
s’adapte à tous les projets qui se succèdent. Elle a la capacité à tout
réaliser avec les gens qui sont là. Très développée dans le monde anglo-saxon,
elle y a trouvé sa correspondance culturelle. Il y a beaucoup de place pour les
proactifs et très peu pour les perdants a priori. Si les premiers types
arrivent à y faire un parcours, ils ne sont pas les mieux armés pour ce type
d’organisation particulièrement réactive. Elle offre une capacité de
reconnaissance forte reposant sur les actions réalisées. C’est une organisation
pragmatique où les états d’âme sont secondaires. Les managers « délégatifs »
sont au cœur du système. Responsabilisant parfois à l’extrême, ils peuvent
aussi développer de fortes pressions en termes de résultats. Ils peuvent se montrer de surcroît absents,
exigeants et peu accompagnants. Cependant une nouvelle tendance managériale émerge
aujourd’hui. Elle consiste à lâcher le mode « évaluation et développement
des compétences » pour favoriser la construction de systèmes sur les
compétences déjà mises en action. Si vous avez réussi dans un domaine, on vous
confiera un nouveau projet dans le domaine mais sur un autre champ de manière à
ce que vous deveniez expert sur de nouvelles compétences. Qui est performant
ici, le sera encore mieux ailleurs, en s’appuyant sur l’expertise acquise.
Il émerge ainsi sur nos
territoire un nouveau type d’organisation encore à l’état embryonnaire mais
bien réel. Sans format particulier, ces organisations fonctionnent sur la
logique de réseaux. Quelle que soit leur structure (d’ailleurs sans importance),
le système est le même : un apporteur développe un projet et s’associe à des
partenaires actifs. Il contracte avec chacun et chacun entre en relation
d’action (articulation) avec chacun des autres acteurs. Ils nouent des liens
professionnels utiles à la réalisation de l’œuvre. Pragmatiques, ils ont le
temps pour eux, et peuvent participer et conduire plusieurs projets à la fois. Ce sont
des hyperactifs. Les acteurs n’entrent dans le réseau que par cooptation. Il
n’y a donc pas de place pour les perdants des systèmes, les comportements
profiteurs, défaillants ou « pathologisants ». Ils sont
automatiquement éjectés. Les acteurs n’occupent en l'espèce, ni places ni fonction mais
sont en charge d'actions et de contributions.
Dans ce type d’organisations
émergentes, il n’y a pas de management particulier. Les relations sont
situationnelles autour de leaders emblématiques. On s’accorde, on contracte et
on réalise. On peut dire qu’il y a plus de dynamique d’organisation que de
management. On peut dire aussi que l’on est en présence d’un non-management, qui s'illustre par un
mode relationnel ouvert entre personnes engagées et liées par des contrats moraux
singuliers.
En conclusion...
Le management des organisations a
beaucoup évolué avec les organisations elles-mêmes, avec la culture, les
comportements et les projets des acteurs. Il est passé du commandement à
l’accompagnement, voire même au lâcher prise, à la facilitation des pratiques
et de la communication, s'orientant ainsi vers un « non-management ». Paradoxe ? Pourtant, cette dynamique du
vivant est très présente aujourd'hui.
Cependant, des traces archaïques
traversent les cultures, tout comme les postures de nomades et de sédentaires, associés à des logiques de pouvoir et de territoires, des logiques de corps, des stratégies de
conquête et de progrès, rémanence de la culture mécaniste taylorienne. Elles maintiennent une
tendance à la guerre et aux affrontements. Elles produisent davantage de
méthode de commandement que de management. Elles perdurent encore, par endroit et
laissent partout quelques traces inductives dans nos organisations. Elles sont
là, présentes. Il faut juste le savoir, ne jamais les nier. Pourtant ce modèle
globalisé est obsolète.
D'autres variables apparues plus
récemment "jouent des coudes" dans l’élaboration de nos cultures
organisationnelles. Elles imposent de nouveaux points de vue, postures et modes
de faire, comme les logiques de réseaux, les stratégies de non-guerres. On y retrouve la
culture organique post-moderne, la logique du vivant et de système humain, la
réémergence de la logique de l’œuvre, l’évolution exponentielle des
connaissances et des compétences, les logiques de consulting et
d’accompagnement interne. Elles transforment nos cultures organisationnelles et
modifient en profondeur la conception de notre management. Moins radical, plus
incertain et à l’écoute, attentif aux représentations et intérêts des acteurs, le
manager tend à accueillir et lâcher prise. Il prend son temps pour en gagner.
Le management se fait accompagnement et, pendant ce temps-là, les gourous en la
matière renaissent, ou tentent, tel le phénix, de renaître de leurs cendres. Ils cherchent à (re) conquérir ce marché lucratif. Mais des
formes nouvelles d’apprentissage et de partage les précèdent et font sans eux.
D'autres logiques encore semblent
inhérentes aux populations humaines, à la dynamique des groupes, comme les
logiques d’intérêts, le fait que nos visions guident nos pas, tout comme la puissance systémique
de l’évolution. Comprendre et prendre en compte ces variables qui nous semblent
éternelles redevient le "commun" et la pratique de tous les jours. Il ne s’agit plus de management
mais de qualités relationnelles. On n’efface ni n’étouffe plus aujourd'hui, ni même ne combattons ces variables-là. Nous savons juste qu’elles sont là et les
prenons en compte dans notre compréhension de la dynamique de notre
organisation. Après tout, c’est bien là le cœur de la problématique. Avons-nous
réellement besoin de managers, de dirigeants ? Peut être seulement de
leaders positifs, porteurs de projets, et de gens qui les incarnent, et qui nous invitent à faire vivre lesdits projets. Peut-être alors entrons nous dans l’ère du
« non-management », de l’intelligence organisationnelle avec ses
conversations, ses contrats, ses co-constructions et codécisions. Seul l'Avenir sera en capacité de nous le dire. A ce titre, il mérite bien une majuscule !
Jean-Marc SAURET
Publié le mardi 15 mars 2016
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