Ce qui fait que nous bougeons, posons des actes, prenons des décisions, acceptons des objectifs, vient de notre manière de voir le monde et de nous voir dans le monde. Dans "voir le monde", il s’agit de la question de son sens, de son orientation. Cette vision comprend aussi la place que nous avons dans ce monde, la place que nous nous y trouvons, notre positionnement, notre raison d’être, notre devenir. Par cela, nous savons ce qui nous est possible ou pas. Nous en avons la sensation de nos compétences. De la culture grecque ancienne, de la philosophie aristotélicienne, nous avons gardé pour dire cela le concept de « vision cosmogonique ». Nous avons besoin de cette vision pour nous situer, vivre et agir. Bref, elle nous structure.
D’où nous vient cette vision pleine de sens ? Psychologues et sociologues s’accordent à dire qu'il s’agit d’une double action : la culture sociétale et l’expérience personnelle. Ils s’accordent à ajouter qu'il y a aussi un frottement constructif entre ces deux phénomènes. Nous comprenons que c’est de ce frottement que vient la grande diversité culturelle, de pensée, d’art et de création. Il est vrai que nous savons qu'il y a des points communs entre cultures : le bassin méditerranéen et sa philosophie que nous évoquions plus haut, rassemble bien des cultures et se différencie des mondes saxons à la mythologie bien différente.
Autre exemple, il y a les sociologies du livre (Judaïsme, christianisme, islam) qui pensent le monde comme une création unique au service de son chef d’œuvre, sa finalité : l’humain. Dès lors celui-ci se pense au centre du monde et pense le monde en collection d’objets à son service : il le consomme. Bref, le monde est son jardin. C'est bien là toute la posture occidentale.
Ce n’est pas le cas des Nenetts de Sibérie, ni des indiens Yaki du Mexique ou des bushmen de Namibie. Ceux-ci, inscrits dans une culture shamanique, pensent le monde en système complexe et ont à priori depuis des millénaires, la pensée systémique que nous découvrons à peine et où tout est dans des interdépendances (l’effet papillons à tous les étages).
Quand l’occidental (philosophie du livre) pense le monde en collections d’objets, le "shamaniste" pense le monde en système de relation. Pour le premier, c’est l’objet qui est premier dans son essence. Pour le second, c’est le jeu des relations qui détermine l’objet. Celui-ci n’est qu'une collection d’états et c’est l’état qui est essentiel. Par exemple, quand l’occidental regarde un Dryupteris Filix-max de la famille des Polypodiacées (une fougère, quoi...), le bushman voit qu'un phacochère est passé dans les dix minutes ou qu'il y a de l'eau par là desous à moins de trois ou quatre mètres.
Chaque groupe social donc, comme chacun de ses membres, se pense dans une cosmogonie qui lui sert de socle, de référence, d’école de pensée. Si le monde est un système de prédateurs avec ses loups et ses victimes, chacun saura se situer dedans, soit comme loup et quel loup, soit comme victime et quelle victime, rebelle ou soumise. Etc.
Si je pense le monde en synergie des essences, comme un jardin où chaque élément contribue à la beauté et aux parfums, je saurai où je m’inscris. Ceci constitue le socle, le fondement, la référence à se penser dans le groupe, l'entreprise, le club, l'institution.
Si je pense le monde comme un système d’interdépendance où chaque élément vit de la contribution et du partage avec les autres, je me penserai en devoir et relations. Si je pense le monde comme une mécanique, mes comportements seront bien différents que si je le pensais comme une dynamique.
Ce qui fonde les comportements et les objectifs sont non seulement cette cosmogonie commune mais aussi ce que j’en fais, comment je m’y inscrit : dedans ou dehors, en opposition ou en coopération, en rebelle ou en fidèle.
Aujourd'hui, la culture commerciale et bancaire s’invite dans notre quotidien. Le marché se substitue à la démocratie. Le développement est plus économique,... que personnel. La richesse s'avère davantage monétaire,... qu'intérieure. La valeur se trouve plutôt financière,... qu'éthique ou morale. De nouvelles valeurs, ou contre-valeurs, viennent nous réorienter.
La journaliste Elodie EMERY écrivait le 14 octobre dans Marianne : « Triste miroir ultralibéral renvoyé à l'ensemble de la société : aujourd'hui, un individu inactif, qui n'est plus «performant», physiquement ou intellectuellement, a le sentiment qu'il ne lui reste plus qu'à mourir... ».
Alors donc, si nous voulons changer les choses, il nous faudra repenser le monde, impulser de nouvelles représentations de ce qu'est la personne, le groupe, l'entreprise, le projet, la finalité, le système, l'institution, le monde… Savons nous que repenser se fait simplement dans la conversation ? Elle est, selon l’académicien François CHENG, l’outil suprême de la construction.
C’est bien en creux de ces représentations que transparaissent les valeurs de sens qui structurent l'ensemble. Ainsi, les questions simples qui sont toujours au centre sont bien "Qu'est-ce qu'on fait là ?" et "C’est pour quoi faire ? "
On n'y répondra pas par quelques boutades courtes. On ne saura y répondre qu'en redisant ou reconstruisant nos cosmogonies, en conversant. Alors, pourquoi parlons nous si peu dans nos organisations aux réunions interminables de présentations top down ? Vive la conversation de fond ! Et si, alors, refaire le monde autour d’un café redevenait un acte révolutionnaire ?
Jean-Marc SAURET
Le 23 ocrobre 2012
P.S. : Oui, le titre de cet article rappelle l’ouvrage de Jerome BRUNER, "Car la culture donne forme à l’esprit…", publié en 1998 chez Georcq. Mon propos n’est donc pas innocent.
Excellent mon cher Jean-Marc!
RépondreSupprimerMe rappelle:
- le propos de Pierre Blanc Sahnoun, disciple de Michael White, "Nous sommes les histoires que nous nous racontons";
- le livre de Margaret Wheatley, "Turning to one another, simple conversations to restore hope in the future".
Nous sommes en train de payer l'histoire néodarwinienne du struggle for life et du survival of the fittest. Quelle est l'histoire qui nous restructurera de la bonne manière ?