Sur l'invitation de ma fille, j'ai vu ce film "Le bonheur des uns". Voilà une excellente comédie humaine pourtant des plus ordinaires. Il ne s'agit ni d'une caricature, ni d'une comédie universaliste, ou ciblée comme pourrait l'être une analyse des liens sociaux. Elle ne s'apparente pas non plus à une anthropologie locale de type "La haine". Nous ne sommes pas davantage en présence d'une psychologie des couples, ou autres, proches de "Autant en emporte le vent". Il s'agit juste d'une tranche de vie, mais d'une vraie tranche de vie. Je ne vise pas à produire ici une critique cinématographique : je n'ai aucune expertise ni qualification dans ce domaine. Il s'agit seulement de partager ce que cela a évoqué pour moi, et ce qu'il me semble y avoir retrouvé, compris, réveillé.
Le synopsis de ce film comédie de Daniel Cohen est publié ainsi : "Léa, Marc, Karine et Francis sont deux couples d’amis de longue date. Le mari macho, la copine un peu grande-gueule, et chacun occupe sa place dans le groupe. Mais, l’harmonie vole en éclat le jour où Léa, la plus discrète d’entre eux, leur apprend qu’elle écrit un roman. Celui-ci devient un best-seller. Loin de se réjouir, petites jalousies et grandes vacheries commencent à fuser. Humain, trop humain ! C'est face au succès que l'on reconnaît ses vrais amis… Le bonheur des uns ferait-il donc le malheur des autres ?"
Au cours de cette comédie que l'on pourrait dire "de mœurs", on saisit assez vite le profil de chacune et de chacun, les interdépendances, les influences et les évolutions des uns et des autres. Ce qui m'a frappé de prime abord, c’est l'égocentrisme de deux personnages quasi insupportables. Ce constat a bien failli me faire quitter le canapé et cesser le visionnage. Mais la douce personnalité de Léa, m’en a dissuadé. Léa est une auteure discrète, et elle a mis sur les pages ce qu'elle vit au quotidien : observer tout un chacun par amour de leur humanité. C'est ce qui m'a gardé assis, le regard attentif.
Et puis, nous avons débriefé. Pour ma fille, ce qu'ont vécu les personnages par le passé les rend sensibles, blessés, voire égocentrés. Pour ma part, je penche plutôt pour l'inverse : ce serait, à mon avis, parce que ces personnages sont égocentrés, qu'ils souffrent et se sentent perpétuellement agacés par des événements de la vie des autres.
Je reviens, par ce canal, encore à la pensée stoïcienne : "Ce ne sont pas les choses qui nous gênent ou nous font plaisir, mais le regard que nous leur portons". Il me semble, en effet, que tout se trouve dans notre regard. Si celui-ci est bienveillant ce n'est que du bonheur. Mais si celui-ci est occupé par notre nombril, alors comme le montre un personnage de ce film, tout tourne autour de lui, et il s'imagine alors, être le modèle de l'un des personnages du roman de Léa. Et ça, il le lui reproche et en parle comme si c'était évident. Mais Léa n'a dans le regard que l'amour de l'humanité, celui qu'elle porte justement à chaque personne. C'est ainsi qu'elle le console et tente de le rassurer.
Si l'on a dans le regard l'amour de l'humanité, alors la bienveillance et l'altruisme occupent nos pratiques et comportements. Si au contraire, nous avons l'amour de nous-mêmes au cœur de notre vision, alors tout devient menace et agression. Tout n'est qu'une question de "point de vue"... Merci, Daniel Cohen, pour cette douce réflexion.
Alors, poussons le bouchon un peu plus loin. En effet je reviens une fois de plus sur les développements déjà faits sur ce blog : la réalité n'est jamais que ce que l'on a dans le regard. Et nous n'avons dans le regard que ce qui nous préoccupe. C'est là toute notre réalité. Nous ne croyons pas, juste et seulement, à ce que l'on voit, mais bien à l'inverse : Nous ne voyons que ce que l'on croit. Et tout ce que l'on considère, entaché de nos préoccupations, vient confirmer "naturellement" son point de vue et l'on s'exclame alors : "Ah, tu vois ! Je le savais..."
Eh bien, la réalité n'est que le regard que nous lui portons et nous ne voyons que ce que l'on projette sur le réel. Alors, parfois, une interaction, une interférence fait que notre perception bouge, percutée par quelque chose qui nous surprend. Peut-être cet élément nous dépasse-t-il,... mais l'apport ne doit pas être trop important. Il faut juste que la "marge" ou la différence soit acceptable, pour qu'on les prenne en compte. Ainsi, notre réalité se trouve amendée... C'est toute la "mécanique" qu'ont décrite Serge Moscovici et Denise Jodelet dans l'élaboration de la théorie des représentations sociales. Celle-ci s'articule sur deux processus simples : l'ancrage et "l'objectisation".
L'ancrage consiste, comme nous venons de le voir, à "accrocher", à corréler le perçu à ce que l'on connaît. A partir de là nous pouvons percevoir une différence entre le perçu et le connu, et puis entre l'attendu et le perçu, c'est à dire entre le projeté et le perçu. L'écart ainsi constaté, même inconsciemment, et recueilli, vient alors amender le connu. C'est bien parce que l'aperçu s'accroche, "s'ancre" sur le déjà connu, que l'incrémentation se fait. Sinon, on ne le remarquerait même pas. Et le gap est perçu seulement à partir du connu.
On s'aperçoit en effet que "l'intelligence est analogique", c'est-à-dire qu'elle élabore ses résultats par comparaison et différenciation. Elle compare le nouveau avec le connu selon les critères du connu. Ainsi, un "fauteuil" est une chaise avec des bras, le "guéridon" un petite table ronde à un seul pied, et le "mystère" un réel incompréhensible,... quand il ne s'agit pas d'une boule de glace à la vanille enrobée d'éclats de noisettes et cacahuètes, etc. Quand nous répondons aux questions d'enfants, nous usons de ce procédé pour leur répondre.
"L'objectisation" est un autre procédé par lequel le perçu devient connu. Dès lors que nous le nommons, il devient "objet". Si nous n'avons pas de mot pour le nommer, "ça" n'existe pas. Par exemple, durant les grandes grèves de 95 où la région parisienne est restée bloquée, la circulation devenait plus que compliquée. A partir de là, nombre de collègues se sont accompagnés au travail, se sont regroupés dans moins de véhicules, ou même ont dormi au travail, voire les uns chez les autres. Une nouvelle pratique émergeait sans qu'elle ne fasse encore modèle. Une autre condition était nécessaire.
Nos amis québécois connaissaient ce premier principe et le pratiquaient pour d'autres raisons. Ils appelaient cela le "covoiturage". Le mot fut attrapé de ce côté-ci de l'Atlantique et la pratique se mit à exister. Elle se mit même à se développer lors des années qui suivirent, pour d'autres raisons et dans d'autres contextes. Quant à dormir au travail, ou les uns chez les autres, les mots anglais qu'utilisent les anglo-saxons, "surf couching" ou "couch surfing" (littéralement "surfer le canapé"), ne sont pas arrivés jusqu'à nous. Peut être, parce qu'à cette époque, ils étaient simplement des mots anglais utilisés dans d'autres contextes culturels. Sans mot pour la dire, le contexte ayant changé, la pratique n'acquit donc pas droit de cité. Elle n'existait pas. On l'oublia et plus personne n'en parla...
Mais ce n'est pas tout. Toute la réalité de notre vie ne s'épuise pas dans des faits et des actes. C'est à dire qu'elle ne s'y résume pas, ni ne s'y réduit. Elle réside seulement dans ce que nous nommons, dans la limite de tout ce que nous nommons et ce dans un champ connu, déterminé dans (et par) les mots. Ainsi, si je change mon regard, alors il est plus que probable que ma réalité change. Ainsi, disons-nous dans la philosophie "new-age", que penser sa réalité la modifie. Notre pensée changerait donc notre réalité. Les travaux de la physique quantique permettent d'affirmer qu'il existe une interaction entre le phénomène et son observateur. La réalité pourrait donc être modifiée par la propre volonté de l'observateur (il s'avèrera plus juste de substituer "émotions et sensations" à "volonté")
En effet, ce qui change dans le réel, c’est ce que l'on en sait (la réalité), et à partir de là, il s'agit de savoir ce que l'on en fait. Ce que nous pensons de l'autre ou de l'évènement, et comment nous les pensons, va "construire" une réalité particulière, singulière. En effet la réalité n'est rien d'autre que le perçu que nous avons de l'évènement, sa "manifestation" dans un environnement connu. Nous le croisons avec ce que "les nôtres" en pensent, en perçoivent. Les échanges sociaux viennent valider, avaliser, invalider et ajuster ce que nous en pensons. C'est là toute la théorie de l'influence qui est convoquée.
Ainsi, ce qui nous arrive, selon nos dispositions, nos représentations et nos nécessités (nous y revoici), sera une catastrophe, une opportunité, une bénédiction du ciel, ou une chance insolente selon nos préoccupations du moment, à long et court terme. En peu de mots, la culture est le champ dans lequel la réalité prend forme en direction d'une nécessité. Voilà pourquoi un collectif pense différemment d'un autre et ce en résonance avec la langue qu'il utilise, ses mythes et croyances, ses rites et ses tabous. Cela va donc plus loin que l'hypothèse de Sapir et Whorf qui pose que la langue structure toute la façon de penser. Le champ culturel et les nécessités sont donc bien les deux pôles de nos réalités.
"Mais, m'a-t-on déjà rétorqué, si le feu est rouge il est rouge ! ...et si tu passes quand même c'est l'accident !"... Certes !
Néanmoins, pour que je perçoive le "feu", il faut tout d'abord que je sois acculturé à la circulation urbaine, au Code de la route et à sa signalétique. Sinon, je risque de le confondre avec quelques décorations de Noël. Le feu rouge appartient donc aux représentations culturelles, pas "au monde" lui-même. Et puis la couleur rouge est très subjective. Je sais que je vois cette couleur parce qu'elle m'a été apprise progressivement avec toute sa symbolique : elle porte le danger, la faute, la correction, le sang, la violence, l'interdit, etc... Je ne suis pas sûr que pour un indien Yaqui du Mexique, pour un Nenets de Sibérie, un Papou de Nouvelle-Guinée, le sens et la réalité des couleurs soient les mêmes. Pléthore de films de comédie a surfé sur ce principe de rupture culturelle.
Lorsque l'on change ses repères, alors la réalité change du tout au tout. Ce qui n'existait pas surgit et d'autres éléments disparaissent. Ainsi quand on retrouve des textes écrits par nous-même trente ou quarante ans auparavant (et ce peut-être même davantage), alors on s'étonne soi-même. On se demande alors en toute franchise si c'est bien nous qui avions écrit cela. In fine, on découvre quelque chose. Pourtant il n'y a là rien de nouveau, ce sont juste nos références qui ont changé...
En effet, ce n'est pas ladite "réalité" qui a changé mais notre regard, nos références, notre champ culturel, nos nécessités. Bref, tout ou partie de notre perception et de notre compréhension se trouve modifié, bousculé. Un jour, Saint-Exupéry, l'auteur aviateur, amena dans les Alpes des amis Touaregs. A la vue d'une cascade, ceux-ci s'arrêtèrent impressionnés, ils ne décollaient plus. Alors leur guide leur demanda ce qu'ils attendaient pour pouvoir repartir. "Que ça s'arrête..." Ils attendaient que le spectacle soit fini. "L'infinitude" de la cascade leur était impensable.
Parce que nous sommes tous inscrits dans le langage, nous sommes tous identiques face à la réalité. Nous y projetons représentations et certitudes, culturelles et nécessaires, pour la constater... Car "la vraie réalité" est celle, et seulement celle, qui vient de nos têtes. Alors, changer notre regard c'est bien changer la réalité et agir sur elle, puisqu'elle est nous.
J'ai déjà indiqué dans un précédent article le phénomène de la visualisation. Je racontais comment, en "rêvant éveillé" des situations de jeux de rugby, je m'étais "fabriqué" un réflexe de raffut, cette pratique qui consiste à opposer un bras, une main, au joueur qui voudrait vous arrêter. Arrivé sur le terrain, le réflexe "fonctionnait" à merveille.
Il en va de même de toute la réalité. Il nous suffit de méditer, de "rêver" des situations pour obtenir des "réactions" salutairement adaptées. Ainsi, ce n'est pas le monde que l'on change, mais sa réalité, c'est-à-dire son propre rapport au monde. En conséquence, effectivement, ce que l'on vit est de ce fait effectivement transformé.
Si vous pensez possible un événement, un changement, une réalisation, alors il l'est. Si vous le pensez impossible, alors vous avez fermé la porte à son éclosion. C'est ce qu'indique la célèbre phrase de l'écrivain américain Mark Twain : "Ils l'ont fait parce qu'ils ne savaient pas que c'était impossible". C'est aussi cette idée qui vit au fond de l'expression : "Il n'y a que la foi qui sauve !" Ainsi, si notre vision est claire, alors tout de nos représentations, de nos idées, de nos intentions, de nos émotions, de nos réflexes, et autres, s'alignent. Elles s'organisent dans le même sens, c'est-à-dire celui dans lequel nous le voyons.
Nous comprenons ici l'importance de savoir réellement ce que l'on veut et que l'on imagine vraiment. Car c'est cela que l'on va provoquer, produire, réaliser avec toute la force de notre volonté profonde, avec toute la force de nos croyances. De fait, au tréfonds de soi, ce que l'on souhaite vraiment, ce que l'on recherche et attend ardemment, c'est juste le bien-être intérieur. Tout le reste n'est qu'artifice, prétexte, secondaire,... et nous l'aménageons dans le sens du chemin que nos croyances ont tracé pour l'atteindre. Ne suffirait-il pas de travailler nos représentations et nos présumées nécessités au lieu de maudire les obstacles que nous lui trouvons ? ...de les retravailler à l'aune de nos références ?
Ce n'est pas encore tout. Comme l'indiquait Paul Watzlawick, notre regard a une réelle influence sur ceux qui nous entourent. Si je les pense idiots, ils auront tendance à le devenir et si je les pense admirables, ils auront tendance à le devenir aussi. C'est ce qu'il nous montrait dans l'explication de son principe de prophétie auto-réalisante. Alors, de la même manière, comme l'indique l'étude de la physique quantique, et pour d'autres raisons, il y a une interaction entre le phénomène observé et l'observateur.
Il ne s'agit donc pas d'une réalité objective que l'on observe, mais d'un couple interdépendant "phénomène - observateur". On ne pense plus en "objet de réalité" mais, de manière systémique, en "phénomène" d'un couple interactif "Observateur / Observé". Il y a donc donc autant de phénomènes de réalité qu'il y a de sujets pour l'observer et le considérer. C'est aussi ce que contient la phrase d'Arthur Schopenhauer dans "Le monde comme représentation et comme volonté" : "La réalité est un objet pour un sujet qui le regarde. Si le sujet s'en va, l'objet disparaît".
S'il n'y a de temps que le présent, alors tout le reste devient une projection-perception de notre esprit. Elle se réduit donc à une considération singulière. La question de l'interaction "phénomène-observateur" comme substrat de réalité peut être, dans ces conditions, plus facilement considérée et appréciée. Elle apparaît "réelle" ! C'est aussi ce que nous indiquent les expériences en physique quantique, montrant que l'observation, l'intention de l'observateur, modifie aussi le comportement de l'électron dans le temps d'avant.
On peut dire en conclusion qu'appréhender le réel, agir sur la réalité, est en même temps un art fait d'intuition et de visualisations, et une science faite d'intelligence analogique, de projection et de mise en mots, de déconstruction et de reconstruction... De fait, on trouvera dans le monde ce que l'on y met. Et je reviens sur l'expérience quantique qui nous donne à penser que l'électron est, selon l'observateur, particule ou oscillation... Magique, non ?
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