Quand nous
regardons les organisations, pour mieux les comprendre, et diverses
problématiques les concernant, nous comprenons vite qu'une analyse "en
silos" des phénomènes ressemble beaucoup à une lecture "à la
découpe". C'est à dire que si nous isolons chaque élément pour tenter de
le saisir de manière indépendante, nous ne voyons pas grand-chose. La vue
d'ensemble, l'aperçu de l'environnement et des variables convergentes nous
manquent. Je constate malheureusement que nous pratiquons beaucoup cela.
Face à une telle posture,
je m'interroge... Voudrions-nous connaître le héros d'un ouvrage en ne lisant qu’un
seul chapitre ? Pourrions-nous évaluer l'achat d'un appartement sans visiter
l'immeuble, le quartier, la ville ? Voudrions-nous comprendre une réaction
allergique sans regarder l'environnement physique et social du patient
? Épouserions-nous quelqu'un sans connaître son environnement social, ses
amis, son milieu familial, son contexte professionnel, son rapport au monde ?
Il est vrai que certains le font, comme si la personne, ou l'élément de
convoitise, s'épuisait en lui-même, se suffisait à s'expliquer, à se donner à
voir en profondeur. Sous ces conditions-là, nous constatons, aussi, bien des
ruptures à courts termes.
L’intention que nous avons
sur ces « objets de convoitise » détermine la raison d’être de notre
démarche à leur égard. Ainsi, l’environnement y participe-t-il pleinement. Mais
allons un peu plus loin maintenant…
Il m'est arrivé d'échanger
sur des projets politiques importants, comme celui de la protection de la
santé, sans que mes partenaires n'aient envisagé de penser d'abord ce qu'est la
santé elle-même dans sa définition et son contexte... A savoir, ce qui la
"constitue", en tant que "projet social", objectif
personnel ou de société. Bref, ce qui en fait une problématique...
Il m'est aussi arrivé de
partager sur des questions de sécurité. Le seul angle de la loi, ou celui de la
surveillance, ou même de la répression, même ces trois-là
combinés, semblent bien impuissants à offrir des solutions pérennes. La
question de la socialisation des acteurs, des liens sociaux, de la dynamique
sociale, de l'environnement urbain, des contextes politiques et des phénomènes
marchands, se situent bien, aussi, au cœur de cette problématique. Elle est
politique et organisationnelle, bien sûr, mais pas seulement.
Les débats qui s'animent
autour de ces thématiques voient s'affronter des points de vue en matière de
priorités : qu'est-ce qui est majeur dans la cause de tel ou tel phénomène ? Le
principe de Pareto nous induit peut-être en erreur en nous invitant à
considérer les vingt pour cent de causes qui feraient quatre-vingt pour cent
des résultats. Nous comprenons aisément à l'usage que cette proportion n'épuise
jamais le sujet. Elle nous embarque bien souvent sur des routes hasardeuses,
celles de la mono-causalité ! Là où, justement, un effet correspond à
une cause, alors que nous savons bien qu'une cause ne produit évidemment pas un
seul effet. Nous revoici dans la pensée en silo.
Un autre symptôme
m'interpelle. C'est le phénomène du décalage horaire. Troublés, fatigués,
décalés, perdus ou désorientés, "à l'ouest" comme disent certains,
cette "sensation" nous indique, dans notre chair, l'importance et le
poids de l'environnement sur nous et nos comportements. Il nous montre à quel
point nous pouvons être impactés, dérangés par ce décalage de cycle. Il nous
indique donc combien nous sommes inscrits dans notre contexte et
dépendant de notre environnement, comme s'il était bien une réelle partie de
nous-mêmes. Ceux qui l'ont vécu ou le vivent régulièrement, même s'ils s'en
accommodent en utilisant trucs et astuces, comprennent combien nous ne sommes
"pas faits" pour être déplacés si vite, et bousculés dans nos
environnements. Ledit environnement pèse sur nous comme un fait majeur de
nous-mêmes. Nous sommes donc bien des êtres de système.
Revenons aussi sur ce que
l'on appelle l'expérience interdite. Mettez ensemble deux nouveaux nés
sans contact émotionnel et culturel aucun avec des adultes ou d’autres êtres
vivants, isolés de tout ce qui relève du lien social, comme parler, se toucher,
se regarder, sourire, interagir, etc. : ils meurent ! Tous ceux qui ont tenté
l’expérience se sont heurtés à ce fait. La finalité de l’expérience dite
« interdite » (et pour cause) était de retrouver le langage originel
de l’humanité. L’hypothèse était que ce langage que parleraient spontanément
alors ces enfants isolés serait le langage initial. Alors, serait-ce l’hébreux,
l’araméen ou un autre ?... Voilà qui restait à vérifier. Le pharaon
Psammetichus, le roi James IV d’Ecosse, l’empereur moghol Akbar, Louis II de
Bavière, Frédéric II du Saint Empire et d’autres encore ont tenté et rapporté
l’expérience. Ce que l’on constate tristement est que les enfants de toutes les
répétitions de l’expérience sont morts bien avant que de satisfaire les espoirs
visionnaires de leurs commanditaires. La confirmation est ainsi faite que
"nous ne sommes que relations", pris "identitairement" dans
un "système" social.
Un autre phénomène
parallèle et convergent est celui des enfants loups. Ceux qui avaient été
« adoptés » avant qu’ils ne se soient inscrit dans le langage, se
sont comportés, même physiologiquement, comme leurs parents adoptifs. C’est le
cas d’enfants retrouvés qui ne pouvaient se tenir aisément debout, couraient à
quatre pattes, dormaient dehors, lovés sur eux même. Ils sont morts entre
quinze et dix-sept ans, à l’âge où meurent ordinairement les loups, et ce sans
jamais avoir pu s’inscrire dans le langage. Seuls les enfants
« adoptés » après leur inscription dans le langage (c’est le cas de
l’enfant de l’Aveyron) ont pu revenir à la posture humaine.
Il n'est pas besoin
d'aller plus loin dans notre démonstration pour indiquer que, concernant l'être
humain et ses diverses organisations, tout est système et qu'il nous faudra
toujours en tenir compte quelle que soit la problématique abordée. Nous
penserons alors les objets de nos préoccupations, de nos interrogations, dans
leur environnement, dans leurs interdépendances, dans leurs systèmes. Hors de
cette approche, nous ne comprenons pas grand-chose. C'est aussi ce que nous
indique l'échec récurrent des approches prédictives des sondages aux
différentes élections récentes : nos sociétés ont changé de paradigme. Les
systèmes sociaux ont bougé et les observateurs "avertis" ne savent
pas encore prendre en compte ces modifications, comme si la
"mécanique" devait rester toujours la même...
La
sagesse et le bon sens nous invitent à considérer toute organisation comme un
système complexe, tout "individu" comme un élément de système et
l'ensemble comme un méta système. Notre culture ne nous y a pas préparés, mais
notre rapport au monde bousculé nous y invite avec raison, maintenant, tous les
jours.
Il me souvient de ce vieux débat sur la délinquance où
s'affrontaient deux postures. L'une préconisait la répression et le
redressement, comme si la raison conduisait systématiquement nos comportements et ceux desdits délinquants.
L'autre posture préconisait un travail de prévention sur le rapport de la
personne à son environnement. Cette dernière démarche, même si elle mérite
d'être plus affinée, représente une voie judicieuse et intelligente :
travailler sur l'articulation au "monde" de la personne. Dans toute
problématique, on visera cette approche systémique. Hors de cette démarche,
j'ai bien peur qu'il n'y ait qu'illusion bâtie sur quelques croyances fermées et limitantes.
Pour le compte, la pensée scientiste occidentale passerait alors pour une imbécillité rétrograde...
Alors, avant que de conclure, voici quelques axes de réflexions qui nous sont possibles sur quelques
thèmes divers :
- D'un point de vue politique, nous ne pouvons pas penser le
logement sans penser le vivre ensemble, le lien social, les nouveaux usages, le
nomadisme montant pour suivre le travail ou la mobilité des siens... On ne
pourra pas continuer à penser un logement immobile et développer la flexibilité
géographique de l'emploi.
- On ne pourra pas continuer de penser le travail et
l'emploi sans penser l'évolution des modes de consommation et de
non-consommation, les désirs d'autonomie de la décision et de gestion de sa
propre activité, sans le principe de la réalisation de soi, sans aborder les
projets de vie des acteurs, etc…
- On ne pourra plus penser les impôts sans repenser la société que
nous voulons, le "Qui prend quoi en charge ?" la personne ou le
collectif et quel collectif, sans penser les interactions globales, sans
repenser la fonction de l'état et des communautés, sans repenser le solidarisme
et les interdépendances...
- On ne peut pas penser la croissance sans penser la consommation,
les usages, les envies, sans penser le projet de société que nous voudrions vivre
nous-mêmes, sans penser le type d'emplois, le mode de rémunération du travail,
etc...
- On ne peut plus penser l'économie sans repenser la valeur
intrinsèque des objets et du travail, sans repenser le rapport entre la
production et la distribution, sans repenser la valeur de la valeur, celle même des
échanges...
- On ne pourra plus penser le prix du travail, sans penser l'œuvre
qu'il construit, à laquelle il contribue, sa valeur et la propriété de chaque
émanation...
- On ne peut pas penser l'argent sans penser l'équivalence de
valeurs des choses et des notions...
- On ne pourra plus jamais penser des élections sans penser
l’imaginaire et l’affect des personnes, les projets de vie personnels, les
socialisations des acteurs.
- On ne pourra plus jamais penser le service public sans le public
lui-même, sans savoir ce qu’est
une population, ce qu’est un droit fondamental, c’est à dire sans une vision
exacte de la place de l'humain dans quel type de société.
- On ne changera pas le rapport au politique sans changer le
rapport à la consommation.
- On ne changera pas le système de solidarité sans changer le
rapport à la concurrence.
- On ne changera pas la grande pauvreté sans changer de rapport à
la croissance...
La liste est encore très longue, et laissons à chacun d'ouvrir ses
chantiers (ou pas). Gardons en mémoire qu'un collectif, petit ou immense, est
un système vivant avec sa dynamique globale dont chaque élément fait partie intégrante et active.
Jean-Marc SAURET
Publié le mardi 17 janvier 2017
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